La Petite Bibliothèque Verte Hallal

Parce qu'un écrivain qui dénonce l'islam ne peut pas fondamentalement être mauvais.

Winston Churchill (1874-1965), The River War. 1899.

Sans compter la frénésie fanatique, qui est aussi dangereuse chez l’homme que l’hydrophobie chez le chien, il y a cette craintive apathie fataliste. Les effets sont évidents dans beaucoup de pays quand on regarde l’agriculture négligée, les méthodes surannées du commerce ou l'insécurité de la propriété qui existent là où les ouailles du prophète règnent ou vivent. Le fait que dans la loi musulmane chaque femme doit appartenir à un homme en tant que sa propriété absolue, qu’elle soit enfant, épouse ou concubine, est de nature à retarder l'extinction finale de l'esclavage jusqu'à ce que l'Islam ait cessé d’être une grande puissance parmi les hommes.

Les musulmans, en tant qu’individus, peuvent montrer des qualités splendides, mais l’emprise de la religion paralyse le développement social de ceux qui la suivent. Il n’y a dans le monde aucune force rétrograde plus forte. Loin d’être moribond, l’Islam est une foi militante imposant le prosélytisme. Il s’est déjà répandu en Afrique Centrale suscitant l’apparition de guerriers sans peur à chaque étape ; et si le christianisme n’était pas entouré des bras forts de la science, science à laquelle il s’est vainement opposé, la civilisation de l'Europe moderne pourrait disparaître, comme a disparu la civilisation de la Rome antique.

Voltaire (1694-1778) - Dictionnaire philosophique : Al Coran

Voltaire islam encyclopédie LumièresALCORAN, ou plutôt LE KORAN

Section I.

Ce livre gouverne despotiquement toute l’Afrique septentrionale du mont Atlas au désert de Barca, toute l’Égypte, les côtes de l’océan Éthiopien dans l’espace de six cents lieues, la Syrie, l’Asie Mineure, tous les pays qui entourent la mer Noire et la mer Caspienne, excepté le royaume d’Astracan, tout l’empire de l’Indoustan, toute la Perse, une grande partie de la Tartarie, et dans notre Europe la Thrace, la Macédoine, la Bulgarie, la Servie, la Bosnie, toute la Grèce, l’Épire et presque toutes les îles jusqu’au petit détroit d’Otrante où finissent toutes ces immenses possessions.

Dans cette prodigieuse étendue de pays il n’y a pas un seul mahométan qui ait le bonheur de lire nos livres sacrés; et très peu de littérateurs parmi nous connaissent le Koran. Nous nous en faisons presque toujours une idée ridicule malgré les recherches de nos véritables savants.

Voici les premières lignes de ce livre:

« Louanges à Dieu, le souverain de tous les mondes, au Dieu de miséricorde, au souverain du jour de la justice; c’est toi que nous adorons, c’est de toi seul que nous attendons la protection. Conduis-nous dans les voies droites, dans les voies de ceux que tu as comblés de tes grâces, non dans les voies des objets de ta colère, et de ceux qui sont égarés. »

Telle est l’introduction, après quoi l’on voit trois lettres, A, L, M, qui, selon le savant Sale, ne s’entendent point, puisque chaque commentateur les explique à sa manière; mais selon la plus commune opinion elles signifient, Allah, Latif, Magid, Dieu, la grâce, la gloire.

Mahomet continue, et c’est Dieu lui-même qui lui parle. Voici ses propres mots:

« Ce livre n’admet point de doute, il est la direction des justes qui croient aux profondeurs de la foi, qui observent les temps de la prière, qui répandent en aumônes ce que noue avons daigné leur donner, qui sont convaincus de la révélation descendue jusqu’à toi, et envoyée aux prophètes avant toi. Que les fidèles aient une ferme assurance dans la vie à venir: qu’ils soient dirigés par leur seigneur, et ils seront heureux.

« A l’égard des incrédules, il est égal pour eux que tu les avertisses on non; ils ne croient pas: le sceau de l’infidélité est sur leur coeur et sur leurs oreilles; les ténèbres couvrent leurs yeux; la punition terrible les attend.

« Quelques-uns disent: Nous croyons en Dieu, et au dernier jour; mais au fond ils ne sont pas croyants. Ils imaginent tromper l’Éternel; ils se trompent eux-mêmes sans le savoir; l’infirmité est dans leur coeur et Dieu même augmente cette infirmité, etc. »

On prétend que ces paroles ont cent fois plus d’énergie en arabe. En effet l’Alcoran passe encore aujourd’hui pour le livre le plus élégant et le plus sublime qui ait encore été écrit dans cette langue.

Nous avons imputé à l’Alcoran une infinité de sottises qui n’y furent jamais(24).

Ce fut principalement contre les Turcs devenus mahométans que nos moines écrivirent tant de livres, lorsqu’on ne pouvait guère répondre autrement aux conquérants de Constantinople. Nos auteurs, qui sont en beaucoup plus grand nombre que les janissaires, n’eurent pas beaucoup de peine à mettre nos femmes dans leur parti: ils leur persuadèrent que Mahomet ne les regardait pas comme des animaux intelligents; qu’elles étaient toutes esclaves par les lois de l’Alcoran; qu’elles ne possédaient aucun bien dans ce monde, et que, dans l’autre, elles n’avaient aucune part au paradis. Tout cela est d’une fausseté évidente; et tout cela a été cru fermement.

Il suffisait pourtant de lire le second et le quatrième sura(25) ou chapitre de l’Alcoran pour être détrompé; on y trouverait les lois suivantes; elles sont traduites également par du Ryer qui demeura longtemps à Constantinople, par Maracci qui n’y alla jamais, et par Sale qui vécut vingt-cinq ans parmi les Arabes.

Règlements de Mahomet sur les femmes.

I. « N’épousez de femmes idolâtres que quand elles seront croyantes. Une servante musulmane vaut mieux que la plus grande dame idolâtre.

II. « Ceux qui font voeu de chasteté ayant des femmes, attendront quatre mois pour se déterminer.

Les femmes se comporteront envers leurs maris comme leurs maris envers elles.

III. « Vous pouvez faire un divorce deux fois avec votre femme; mais à la troisième, si vous la renvoyez, c’est pour jamais; ou vous la retiendrez avec humanité, ou vous la renverrez avec bonté. Il ne vous est pas permis de rien retenir de ce que vous lui avez donné.

IV. « Les honnêtes femmes sont obéissantes et attentives, même pendant l’absence de leurs maris. Si elles sont sages, gardes-vous de leur faire la moindre querelle; s’il en arrive une, prenez un arbitre de votre famille et un de la sienne.

V. « Prenez une femme, ou deux, ou trois, ou quatre, et jamais davantage. Mais dans la crainte de ne pouvoir agir équitablement envers plusieurs, n’en prenez qu’une. Donnez-leur un douaire convenable; ayez soin d’elles, ne leur parlez jamais qu’avec amitié....

VI. « Il ne vous est pas permis d’hériter de vos femmes contre leur gré, ni de les empêcher de se marier à d’autres après le divorce, pour vous emparer de leur douaire, à moins qu’elles n’aient été déclarées coupables de quelque crime.

« Si vous voulez quitter votre femme pour en prendre une autre, quand vous lui auriez donné la valeur d’un talent en mariage, ne prenez rien d’elle.

VII. « Il vous est permis d’épouser des esclaves, mais il est mieux de vous en abstenir.

VIII. « Une femme renvoyée est obligée d’allaiter son enfant pendant deux ans, et le père est obligé pendant ce temps-là de donner un entretien honnête selon sa condition. Si on sèvre l’enfant avant deux ans, il faut le consentement du père et de la mère. Si vous êtes obligé de le confier à une nourrice étrangère, vous la payerez raisonnablement. »

En voilà suffisamment pour réconcilier les femmes avec Mahomet, qui ne les a pas traitées si durement qu’on le dit. Nous ne prétendons point le justifier ni sur son ignorance, ni sur son imposture; mais nous ne pouvons le condamner sur sa doctrine d’un seul Dieu. Ces seules paroles du sura 122, « Dieu est unique, éternel, il n’engendre point, il n’est point engendré, rien n’est semblable à lui; » ces paroles, dis-je, lui ont soumis l’orient encore plus que son épée.

Au reste, cet Alcoran, dont nous parlons, est un recueil de révélations ridicules et de prédications vagues et incohérentes, mais des lois très bonnes pour le pays où il vivait, et qui sont toutes encore suivies sans avoir jamais été affaiblies ou changées par des interprètes mahométans, ni par des décrets nouveaux.

Mahomet eut pour ennemis non seulement les prêtres de la Mecque, mais surtout les docteurs. Ceux-ci soulevèrent contre lui les magistrats, qui donnèrent décret de prise de corps contre lui, comme dûment atteint et convaincu d’avoir dit qu’il fallait adorer Dieu et non pas les étoiles. Ce fut, comme on sait, la source de sa grandeur. Quand on vit qu’on ne pouvait le perdre, et que ses écrits prenaient faveur, on débita dans la ville qu’il n’en était pas l’auteur, ou que du moins il se faisait aider dans la composition de ses feuilles, tantôt par un savant juif, tantôt par un savant chrétien; supposé qu’il y eût alors des savants.

C’est ainsi que parmi nous on a reproché à plus d’un prélat d’avoir fait composer leurs sermons et leurs oraisons funèbres par des moines. Il y avait un P. Hercule qui faisait les sermons d’un certain évêque; et quand on allait à ces sermons, on disait: « Allons entendre les travaux d’Hercule. »

Mahomet répond à cette imputation dans son chapitre xvi, à l’occasion d’une grosse sottise qu’il avait dite en chaire, et qu’on avait vivement relevée. Voici comme il se tire d’affaire.

« Quand tu liras le Koran, adresse-toi à Dieu, afin qu’il te préserve de Satan.... il n’a de pouvoir que sur ceux qui l’ont pris pour maître, et qui donnent des compagnons à Dieu.

« Quand je substitue dans le Koran un verset à un autre (et Dieu sait la raison de ces changements), quelques infidèles disent: Tu as forgé ces versets; mais ils ne savent pas distinguer le vrai d’avec le faux: dites plutôt que l’Esprit saint m’a apporté ces versets de la part de Dieu avec la vérité.... D’autres disent plus malignement: « Il y a un certain homme qui travaille avec lui à composer le Koran; » mais comment cet homme à qui ils attribuent mes ouvrages pourrait-il m’enseigner, puisqu’il parle une langue étrangère, et que celle dans laquelle le Koran est écrit, est l’arabe le plus pur? »

Celui qu’on prétendait travailler(26) avec Mahomet était un juif nommé Bensalen ou Bensalon. Il n’est guère vraisemblable qu’un juif eût aidé Mahomet à écrire contre les juifs; mais la chose n’est pas impossible. Nous avons dit depuis que c’était un moine qui travaillait à l’Alcoran avec Mahomet. Les uns le nommaient Bohaïra, les autres Sergius. Il est plaisant que ce moine ait eu un nom latin et un nom arabe.

Quant aux belles disputes théologiques qui se sont élevées entre les musulmans, je ne m’en mêle pas, c’est au muphti à décider.

C’est une grande question si l’Alcoran est éternel ou s’il a été créé; les musulmans rigides le croient éternel.

On a imprimé à la suite de l’histoire de Chalcondyle le Triomphe de la croix; et dans ce Triomphe il est dit que l’Alcoran est arien, sabellien, carpocratien, cerdonicien, manichéen, donatiste, origénien, macédonien, ébionite. Mahomet n’était pourtant rien de tout cela; il était plutôt janséniste; car le fond de sa doctrine est le décret absolu de la prédestination gratuite.

Section II.

C’était un sublime et hardi charlatan que ce Mahomet, fils d’Abdalla. Il dit dans son dixième chapitre: « Quel autre que Dieu peut avoir composé l’Alcoran? On crie: « C’est Mahomet qui a forgé ce livre. » Eh bien; tâchez d’écrire un chapitre qui lui ressemble, et appelez à votre aide qui vous voudrez. » Au dix-septième il s’écrie: « Louange à celui qui a transporté pendant la nuit son serviteur du sacré temple de la Mecque à celui de Jérusalem! » C’est un assez beau voyage, mais il n’approche pas de celui qu’il fit cette nuit même de planète en planète, et des belles choses qu’il y vit.

Il prétendait qu’il y avait cinq cents années de chemin d’une planète à une autre, et qu’il fendit la lune en deux. Ses disciples, qui rassemblèrent solennellement des versets de son Koran après sa mort, retranchèrent ce voyage du ciel. Ils craignirent les railleurs et les philosophes. C’était avoir trop de délicatesse. Ils pouvaient s’en fier aux commentateurs, qui auraient bien su expliquer l’itinéraire. Les amis de Mahomet devaient savoir par expérience que le merveilleux est la raison du peuple. Les sages contredisent en secret, et le peuple les fait taire. Mais en retranchant l’itinéraire des planètes, on laissa quelques petits mots sur l’aventure de la lune, on ne peut pas prendre garde à tout.

Le Koran est une rapsodie sans liaison, sans ordre, sans art; on dit pourtant que ce livre ennuyeux est un fort beau livre; je m’en rapporte aux Arabes, qui prétendent qu’il est écrit avec une élégance et une pureté dont personne n’a approché depuis. C’est un poème, ou une espèce de prose rimée, qui contient six mille vers. Il n’y a point de poète dont la personne et l’ouvrage aient fait une telle fortune. On agita chez les musulmans si l’Alcoran était éternel, ou si Dieu l’avait créé pour le dicter à Mahomet. Les docteurs décidèrent qu’il était éternel; ils avaient raison, cette éternité est bien plus belle que l’autre opinion. Il faut toujours avec le vulgaire prendre le parti le plus incroyable.

Les moines qui se sont déchaînés contre Mahomet, et qui ont dit tant de sottises sur son compte, ont prétendu qu’il ne savait pas écrire. Mais comment imaginer qu’un homme qui avait été négociant, poète, législateur et souverain, ne sût pas signer son nom? Si son livre est mauvais pour notre temps et pour nous, il était fort bon pour ses contemporains, et sa religion encore meilleure. Il faut avouer qu’il retira presque toute l’Asie de l’idolâtrie. Il enseigna l’unité de Dieu; il déclamait avec force contre ceux qui lui donnent des associés. Chez lui l’usure avec les étrangers est défendue, l’aumône ordonnée. La prière est d’une nécessité absolue; la résignation aux décrets éternels est le grand mobile de tout. Il était bien difficile qu’une religion si simple et si sage, enseignée par un homme toujours victorieux, ne subjuguât pas une partie de la terre. En effet les musulmans ont fait autant de prosélytes par la parole que par l’épée. Ils ont converti à leur religion les Indiens et jusqu’aux nègres. Les Turcs même leurs vainqueurs se sont soumis à l’islamisme.

Mahomet laissa dans sa loi beaucoup de choses qu’il trouva établies chez les Arabes; la circoncision, le jeûne, le voyage de la Mecque qui était en usage quatre mille ans avant lui; des ablutions si nécessaires à la santé et à la propreté dans un pays brûlant où le linge était inconnu; enfin l’idée d’un jugement dernier que les mages avaient toujours établie, et qui était parvenue jusqu’aux Arabes. Il est dit que comme il annonçait qu’on ressusciterait tout nu, Aishca sa femme trouva la chose immodeste et dangereuse: « Allez, ma bonne, lui dit-il, on n’aura pas alors envie de rire. Un ange, selon le Koran, doit peser les hommes et les femmes dans une grande balance. Cette idée est encore prise des mages. Il leur a volé aussi leur pont aigu, sur lequel il faut passer après la mort, et leur jannat, où les élus musulmans trouveront des bains, des appartements bien meublés, de bons lits, et des houris avec de grands yeux noirs. Il est vrai aussi qu’il dit que tous ces plaisirs des sens, si nécessaires à tous ceux qui ressusciteront avec des sens, n’approcheront pas du plaisir de la contemplation de l’Être suprême. Il a l’humilité d’avouer dans son Koran que lui-même n’ira point en paradis par son propre mérite, mais par la pure volonté de Dieu. C’est aussi par cette pure volonté divine qu’il ordonne que la cinquième partie des dépouilles sera toujours pour le prophète.

Il n’est pas vrai qu’il exclue du paradis les femmes. Il n’y a pas d’apparence qu’un homme aussi habile ait voulu se brouiller avec cette moitié du genre humain qui conduit l’autre. Abulfeda rapporte qu’une vieille l’importunant un jour, en lui demandant ce qu’il fallait faire pour aller au paradis: « M’amie, lui dit-il, le paradis n’est pas pour les vieilles. » La bonne femme se mit à pleurer, et le prophète, pour la consoler, lui dit: « Il n’y aura point de vieilles, parce qu’elles rajeuniront. » Cette doctrine consolante est confirmée dans le cinquante-quatrième chapitre du Koran.

Il défendit le vin, parce qu’un jour quelques-uns de ses sectateurs arrivèrent à la prière étant ivres. Il permit la pluralité des femmes, se conformant en ce point à l’usage immémorial des Orientaux.

En un mot, ses lois civiles sont bonnes; son dogme est admirable en ce qu’il a de conforme avec le nôtre mais les moyens sont affreux; c’est la fourberie et le meurtre.

On l’excuse sur la fourberie, parce que, dit-on, les Arabes comptaient avant lui cent vingt-quatre mille prophètes, et qu’il n’y avait pas grand mal qu’il en parût un de plus. Les hommes, ajoute-t-on, ont besoin d’être trompés. Mais comment justifier un homme qui vous dit « Crois que j’ai parlé à l’ange Gabriel, ou paye-moi un tribut? »

Combien est préférable un Confucius, le premier des mortels qui n’ont point eu de révélation; il n’emploie que la raison, et non le mensonge et l’épée. Vice-roi d’une grande province, il y fait fleurir la morale et les lois: disgracié et pauvre, il les enseigne il les pratique dans la grandeur et dans l’abaissement; il rend la vertu aimable; il a pour disciple le plus ancien et le plus sage des peuples.

Le comte de Boulainvilliers, qui avait du goût pour Mahomet, a beau me vanter les Arabes, il ne peut empêcher que ce ne fût un peuple de brigands; ils volaient avant Mahomet en adorant les étoiles; ils volaient sous Mahomet au nom de Dieu. Ils avaient, dit-on, la simplicité des temps héroïques; mais qu’est-ce que les siècles héroïques? c’était le temps où l’on s’égorgeait pour un puits et pour une citerne, comme on fait aujourd’hui pour une province.

Les premiers musulmans furent animés par Mahomet de la rage de l’enthousiasme. Rien n’est plus terrible qu’un peuple qui, n’ayant rien à perdre, combat à la fois par esprit de rapine et de religion.

Il est vrai qu’il n’y avait pas beaucoup de finesse dans leurs procédés. Le contrat du premier mariage de Mahomet porte « qu’attendu que Cadisha est amoureuse de lui, et lui pareillement amoureux d’elle, on a trouvé bon de les conjoindre. » Mais y a-t-il tant de simplicité à lui avoir composé une généalogie, dans laquelle on le fait descendre d’Adam en droite ligne, comme on en a fait descendre depuis quelques maisons d’Espagne et d’Écosse? L’Arabie avait son Moreri et son Mercure galant.

Le grand prophète essuya la disgrâce commune à tant de maris; il n’y a personne après cela qui puisse se plaindre. On connaît le nom de celui qui eut les faveurs de sa seconde femme, la belle Aishca; il s’appelait Assan. Mahomet se comporta avec plus de hauteur que César, qui répudia sa femme, disant qu’il ne fallait pas que la femme de César fût soupçonnée. Le prophète ne voulut pas même soupçonner la sienne; il fit descendre du ciel un chapitre du Koran, pour affirmer que sa femme était fidèle. Ce chapitre était écrit de toute éternité, aussi bien que tous les autres.

On l’admire pour s’être fait, de marchand de chameaux, pontife, législateur, et monarque; pour avoir soumis l’Arabie, qui ne l’avait jamais été avant lui, pour avoir donné les premières secousses à l’empire romain d’orient et à celui des Perses. Je l’admire encore pour avoir entretenu la paix dans sa maison parmi ses femmes. Il a changé la face d’une partie de l’Europe, de la moitié de l’Asie, de presque toute l’Afrique, et il s’en est bien peu fallu que sa religion n’ait subjugué l’univers.

A quoi tiennent les révolutions; un coup de pierre un peu plus fort que celui qu’il reçut dans son premier combat, donnait une autre destinée au monde.

Son gendre Ali prétendit que quand il fallut inhumer le prophète, on le trouva dans un état qui n’est pas trop ordinaire aux morts et que sa veuve Aishca s’écria: « Si j’avais su que Dieu eût fait cette grâce au défunt, j’y serais accourue à l’instant. » On pouvait dire de lui: Decet imperatorem stantem mori.

Jamais la vie d’un homme ne fut écrite dans un plus grand détail que la sienne. Les moindres particularités en étaient sacrées; on sait le compte et le nom de tout ce qui lui appartenait, neuf épées, trois lances, trois arcs, sept cuirasses, trois boucliers, douze femmes, un coq blanc, sept chevaux, deux mules, quatre chameaux, sans compter la jument Borac sur laquelle il monta au ciel; mais il ne l’avait que par emprunt, elle appartenait en propre à l’ange Gabriel.

Toutes ses paroles ont été recueillies. Il disait que « la jouissance des femmes le rendait plus fervent à la prière. » En effet, pourquoi ne pas dire benedicite et grâces au lit comme à table? une belle femme vaut bien un souper. On prétend encore qu’il était un grand médecin; ainsi il ne lui manqua rien pour tromper les hommes.

Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) "Somme contre les Gentils" (les païens) - livre 1, question 6

Saint Thomas d'Aquin Somme contre les gentils islam"...Les fondateurs de sectes ont procédé de manière inverse. C'est le cas évidemment de Mahomet qui a séduit les peuples par des promesses de voluptés charnelles au désir desquelles pousse la concupiscence de la chair.

Lâchant la bride à la volupté, il a donné des commandements conformes à ses promesses, auxquels les hommes charnels peuvent obéir facilement. En fait de vérités, il n'en a avancé que de faciles à saisir par n'importe quel esprit médiocrement ouvert. Par contre, il a entremêlé les vérités de son enseignement de beaucoup de fables et de doctrines des plus fausses.

Il n'a pas apporté de preuves surnaturelles, les seules à témoigner comme il convient en faveur de l'inspiration divine, quand une oeuvre visible qui ne peut être que l'oeuvre de Dieu prouve que le docteur de vérité est invisiblement inspiré. Il a prétendu au contraire qu'il était envoyé dans la puissance des armes, preuves qui ne font point défaut aux brigands et aux tyrans.

D'ailleurs, ceux qui dès le début crurent en lui ne furent point des sages instruits des sciences divines et humaines, mais des hommes sauvages, habitants des déserts, complètement ignorants de toute science de Dieu, dont le grand nombre l'aida, par la violence des armes, à imposer sa loi à d'autres peuples. Aucune prophétie divine ne témoigne en sa faveur ; bien au contraire il déforme les enseignements de l'Ancien et du Nouveau Testament par des récits légendaires, comme c'est évident pour qui étudie sa loi.

Aussi bien, par une mesure pleine d'astuces, il interdit à ses disciples de lire les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament qui pourraient le convaincre de fausseté. C'est donc chose évidente que ceux qui ajoutent foi à sa parole, croient à la légère."

François Rabelais (1494-1553) Pantagruel Chapitre 14 et 29

CHAPITRE 14
Comment Panurge raconte de quelle manière il échappa des mains des Turcs

Le jugement de Pantagruel fut aussitôt connu et entendu de tout le monde, imprimé en nombreux exemplaires, et rédigé pour être conservé aux archives du Palais, en sorte que tout le monde se mit à dire: "Salomon, qui se fonda sur des indices pour rendre l'enfant à sa mère, ne présenta jamais un chef-d'oeuvre de sagesse pareil à celui que vient de faire le bon Pantagruel. Nous sommes heureux de l'avoir dans notre pays."

Et effectivement, on voulut le faire maître des requêtes et président à la Cour; mais il refusa tout, en les remerciant aimablement: "Car on est, dit-il, trop grandement esclave de ces charges, et il est bien difficile pour ceux qui les assument d'être sauvés, vu la corruption des hommes; et je crois que, si les sièges abandonnés par les anges rebelles ne sont pas occupés par une autre sorte de gens, le Jugement dernier n'aura pas lieu avant trente-sept jubilés, et que Nicolas de Cues se sera trompé dans ses conjectures; je vous en préviens de bonne heure. Mais, si vous avez quelque muid de bon vin, je le recevrai volontiers en cadeau."

Ce que les gens firent volontiers, et ils lui envoyèrent du meilleur de la ville, qu'il but assez bien; le pauvre Panurge en but vaillamment, car il était maigre comme un hareng saur: aussi s'en allait-il léger comme un chat maigre. Quelqu'un l'interpella, tandis qu'il avait déjà vidé la moitié d'un grand hanap de vin vermeil, lui disant. "Compère, tout doux! vous sifflez cela comme un enragé. - Je me donne au diable! dit-il. Tu n'as pas en face de toi tes petits buveurs de Paris, qui ne boivent pas plus qu'un pinson et ne prennent leur becquée que si on leur tape sur la queue comme on fait aux passereaux. Oh! compagnon, si je montais aussi bien que je descends, je serais déjà au-dessus de la sphère de la lune avec Empédocle !
Mais je ne sais que diable ce que ceci veut dire: ce vin est fort bon et bien délicieux, mais plus j'en bois, plus j'ai soif. Je crois que l'ombre de Monseigneur Pantagruel engendre les altérés, comme la lune donne les catarrhes."
Là-dessus l'assistance se mit à rire. Voyant cela, Pantagruel dit: "Panurge, qu'est-ce que vous avez en réserve de rire? - Seigneur, dit-il, je leur racontais combien ces diables de Turcs sont malheureux de ne pas boire une goutte de vin. Même si L'Alcoran de Mahomet ne contenait pas d'autre mal, je ne me mettrais point sous sa loi.

- Mais, dit Pantagruel, dites-moi donc comment vous avez échappé de leurs mains.

- Par Dieu, Seigneur, dit Panurge, je ne vous en mentirai en aucune façon.

"Ces gueux de Turcs m'avaient mis en broche tout lardé comme un lapin, car j'étais si maigre que sans cela ma chair aurait fait un fort mauvais mets; et en cet état ils me faisaient rôtir tout vif. Tandis qu'ils me rôtissaient, je me recommandais à la grâce divine, me souvenant du bon saint Laurent, et j'espérais toujours que Dieu me délivrerait de ce supplice, ce qui arriva d'une façon bien étrange car, alors que je me recommandais de tout mon coeur à Dieu, criant: "Seigneur Dieu, aide-moi! Seigneur Dieu, sauve-moi! Seigneur Dieu, tire-moi du supplice où me retiennent ces chiens d'infidèles parce que je garde ta loi!", le rôtisseur s'assoupit par la volonté divine, ou bien par celle de quelque bon Mercure, qui endormit par ruse Argus qui avait cent yeux.

"Quand je vis qu'il ne me tournait plus pour me rôtir, je le regarde et je vois qu'il s'endort. Alors je prends avec les dents un tison par le bout qui n'était pas encore brûlé, je vous le jette au giron de mon rôtisseur, et j'en prends un autre que je jette, le mieux que je peux, sous un lit de camp près de la cheminée là où était la paillasse de Monsieur mon rôtisseur.

"Aussitôt le feu prit à la paille, et de la paille au lit, et du lit au plafond, en boiseries de sapin ornées de culs-de-lampe. Mais le plus drôle fut que le brandon que j'avais jeté au giron de mon paillard de rôtisseur lui brûla tout le pénil, et qu'il allait prendre à ses couillons, mais malheureusement il ne puait pas assez lui-même pour ne pas le sentir avant le jour: sortant de sa torpeur de bouc, il se leva pour crier à la fenêtre de toutes ses forces: "Dal baroth, dal baroth!", ce qui équivaut à peu près à: "Au feu, au feu!", et il s'avança droit sur moi pour me jeter pour de bon au feu; il avait déjà coupé les cordes qui me liaient les mains et il était en train de couper les liens des pieds.

"Mais le maître de la maison, entendant l'appel au feu et sentant déjà la fumée depuis la rue où il se promenait avec quelques autres pachas et muftis, courut de toutes ses forces pour y prêter secours et pour sauver les meubles.

"D'entrée il tire la broche où j'étais embroché, et tua tout raide mon rôtisseur, qui mourut là faute de soins ou d'autre chose: car il lui passa la broche juste au-dessus du nombril du côté droit, lui perça le troisième lobe du foie, puis, dirigeant le coup vers le haut, il lui pénétra le diaphragme, et, traversant la membrane du coeur, lui sortit la broche par le haut des épaules entre les vertèbres et l'omoplate gauche.

"La vérité est qu'en retirant la broche de mon corps, il m'avait fait tomber à terre près des chenets, et je me fis un peu de mal dans ma chute, pas trop toutefois, car les lardons amortirent le choc.

"Puis, mon pacha, voyant que la situation était désespérée, que sa maison était brûlée sans rémission et que tout son bien était perdu, se donna à tous les diables, appelant Grilgoth, Astarost, Rapallus et Gribouillis, neuf fois de suite.

"Voyant cela, j'eus peur pour plus de cinq sous; je me disais dans ma frayeur: les diables vont venir bientôt pour emporter ce fou. Ne seraient-ils pas gens à m'emporter moi aussi? Je suis déjà à demi rôti. Mes lardons causeront ma perte, car ces diables-ci sont friands de lardons, comme vous le savez sur l'autorité du philosophe Jamblique et de Murmel dans La Défense des bossus et contrefaits, en faveur de Nos Maîtres. Mais je fis le signe de la croix, en criant: " Dieu est saint et immortel!" Et personne ne venait.

"S'en rendant compte, mon vilain pacha voulait se tuer avec ma broche et s'en percer le coeur. Effectivement il la mit contre sa poitrine, mais elle ne pouvait pas pénétrer, car elle n'était pas assez pointue; et il poussait de toutes ses forces, mais il n'arrivait à rien.

"Alors je vins à lui, et lui dis: "Missaire Bougrino, tu es en train de perdre ton temps, car tu ne te tueras jamais ainsi; tu te feras une bonne blessure dont tu souffriras toute ta vie entre les mains des barbiers; mais, si tu veux, je te tuerai ici tout net, de sorte que tu ne sentiras rien, et tu peux me croire, car j'en ai tué bien d'autres qui s'en sont trouvés bien.

- Ha, mon ami, dit-il, je t'en prie! et avec ma prière, je te donne de ma bourse. Tiens, la voici. Il y a six cents dinars dedans, et quelques diamants et rubis de toute beauté."

- Et où sont-ils? dit Epistémon.

- Par saint Jean! dit Panurge, ils sont bien loin, s'ils courent toujours.

Mais où sont les neiges d'antan?

"C'était le plus grand souci de Villon, le poète parisien.

- Achève, dit Pantagruel, je t'en prie, que nous sachions comment tu arrangeas ton pacha.


- Foi d'homme de bien, dit Panurge, je n'en mens pas d'un mot. Je le bande avec une méchante braie que je trouve là, à moitié brûlée, et je vous le lie à la paysanne, pieds et mains, avec mes cordes, si bien qu'il n'aurait su bouger une patte; puis je lui passai ma broche à travers la gargamelle et le pendis, accrochant la broche à deux gros crampons qui soutenaient des hallebardes; je vous attise un beau feu au-dessous, et vous flambais mon milourd comme on flambe les harengs saurs dans la cheminée. Puis, prenant sa bourse et un petit javelot qui était sur les crampons, je m'enfuis au grand galop, et Dieu sait si je sentais la toison de mouton!


"Une fois descendu dans la rue, je trouvai tout le monde qui était accouru au feu avec beaucoup d'eau pour l'éteindre, quand ils me virent ainsi à moitié rôti, la nature leur inspira de la pitié pour moi; ils me jetèrent toute leur eau sur moi, me rafraîchissant agréablement, ce qui me fit beaucoup de bien; puis ils me donnèrent quelque peu de nourriture, mais je ne mangeais guère, car ils ne me donnaient que de l'eau à boire, selon leur coutume.


"Ils ne me firent pas d'autre mal, si ce n'est qu'un vilain petit Turc, bossu par-devant, croquait furtivement mes lardons; mais je lui donnai de si rudes torgnoles sur les doigts avec mon javelot qu'il n'y revint pas deux fois; et il y eut aussi une fillasse de Corinthe qui, m'ayant apporté un pot de myrobolans aphrodisiaques confits selon leur coutume, regardait comment mon pauvre diable de membre émoussé avait battu en retraite devant le feu, car il ne me descendait plus qu'aux genoux. Mais notez que ce rôtissage me guérit entièrement d'une sciatique, à laquelle j'étais sujet, depuis plus de sept ans, du côté où mon rôtisseur en s'endormant me laissa brûler.


"Or, pendant qu'ils s'attardaient avec moi, le feu gagnait, je ne sais comment, plus de deux mille maisons, à tel point que l'un d'entre eux s'en aperçut et cria ces mots: "
Ventre Mahomet, toute la ville brûle et nous nous attardons ici!" Chacun s'en va ainsi à sa chacunière.

"Pour moi, je prends le chemin de la porte. Arrivé sur une petite butte près de là, je me retourne en arrière, comme la femme de Loth, et je vis toute la ville en flammes, ce qui me combla tellement d'aise que je crois m'en conchier de joie; mais Dieu m'en punit bien.


- Comment? dit Pantagruel.


- Alors que, dit Panurge, je regardais plein d'allégresse ce beau feu, en me moquant et disant: "Ah, pauvres puces, ah, pauvres souris, vous passerez un mauvais hiver, car le feu est dans voire paillis!", il sortit de la ville plus de six, ou plus exactement plus de treize cent onze chiens, des gros et des petits, qui quittaient la ville tous ensemble, fuyant devant le feu. D'emblée ils accoururent droit sur moi, sentant l'odeur de ma paillarde chair à demi rôtie, et ils m'auraient bien dévoré sur l'heure si mon ange ne m'avait bien inspiré, me suggérant un remède bien opportun contre le mal des dents.


- Et pourquoi, dit Pantagruel, craignais-tu le mal des dents? N'étais-tu pas guéri de tes rhumatismes?


- Pâques d'oeufs! répondit Panurge, y a-t-il de plus grand mal de dents que quand des chiens vous tiennent aux jambes? Mais soudain je me rappelle mes lardons et je les jetai au milieu d'eux. Alors les chiens d'arriver et de s'entre-déchirer l'un l'autre à belles dents à qui aurait le lardon! De ce fait, ils me laissèrent, et moi aussi je les laisse se bagarrant entre eux. C'est ainsi que j'en échappe, gaillard et joyeux, et vive la rôtisserie!"



CHAPITRE 29
Comment Pantagruel défit les trois cents géants armés de pierres de taille, et Loup Garou leur capitaine

Les géants, voyant que tout leur camp était noyé, emportèrent leur roi Anarche sur leurs épaules, le mieux qu'ils purent, et le sortirent du fort, comme Enée sortit son père Anchise de Troie en flammes.


Quand Panurge les aperçut, il dit à Pantagruel: "Seigneur, voici les géants qui sont sortis: frappez leur dessus avec votre mât, selon les belles manières de la bonne vieille escrime, car c'est maintenant qu'il faut se montrer homme de coeur; de notre côté, nous ne vous abandonnerons pas, et soyez certain que je vous en tuerai beaucoup. Eh quoi? David tua bien Goliath facilement, et puis ce gros paillard d'Eusthènes, qui est fort comme quatre boeufs, n'y épargnera pas sa peine. Prenez courage, et frappez sur eux d'estoc et de taille."


Or Pantagruel dit: "Du courage, j'en ai à revendre. Mais quoi? Hercule n'osa jamais s'en prendre à deux adversaires en même temps.


- C'est, dit Panurge, bien chié dans mon nez. Vous comparez-vous à Hercule? Vous avez, par Dieu, plus de force dans les dents, et plus de sens dans le cul, que n'en eut jamais Hercule dans tout son corps et toute son âme. L'homme vaut ce qu'il s'estime."


Pendant qu'ils disaient ces paroles, voici arriver Loup Garou, avec tous ses géants; voyant Pantagruel tout seul, il fut pris d'une flambée de témérité et d'outrecuidance, nourrissant l'espoir de tuer le pauvre petit bonhomme; aussi dit-il aux géants qui l'accompagnaient: "Paillards de plat pays, par Mahomet, si l'un de vous entreprend de combattre contre ceux-ci, je vous ferai mourir cruellement. Je veux que vous me laissiez combattre seul: pendant ce temps vous vous amuserez à nous regarder." Tous les géants se retirèrent donc avec leur roi, tout près de là, à l'endroit où étaient les flacons, et Panurge et ses compagnons firent de même; Panurge contrefaisait ceux qui ont eu la vérole: il se tordait la gueule et crispait les doigts; et d'une voix enrouée, il leur dit: "Je renie Dieu, compagnons, nous ne faisons point la guerre. Donnez-nous de quoi nous repaître avec vous, pendant que nos maîtres s'entrebattent."


Le roi et les géants y consentirent volontiers, et les firent banqueter avec eux. Pendant ce temps Panurge leur racontait les fables de Turpin, les exemples de saint Nicolas, et le conte de la Cigogne.


Loup Garou se dirigea donc vers Pantagruel avec une massue d'acier pesant neuf mille sept cents quintaux et deux quarterons, en acier des Chalybes, au bout de laquelle il y avait treize pointes de diamant, dont la plus petite était aussi grosse que la plus grande cloche de Notre-Dame de Paris, il s'en fallait peut-être de l'épaisseur d'un ongle ou, au plus, d'un dos des couteaux qu'on appelle coupe-oreilles, pour que je ne mente pas, sinon un tout petit peu par excès ou par défaut, et elle était enchantée, de manière qu'elle ne pouvait jamais se briser, mais, au contraire, tout ce qui la touchait se brisait aussitôt.


Ainsi donc, comme il s'approchait d'un air vraiment féroce, Pantagruel, levant les yeux au ciel, se recommanda à Dieu de tout son coeur, en faisant ce serinent solennel:


"Seigneur Dieu, qui as toujours été mon protecteur et mon sauveur, tu vois dans quelle détresse je suis maintenant. Rien ne m'amène ici, sinon un zèle naturel, puisque tu as octroyé aux hommes de se protéger et de se défendre, eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs pays et leurs familles, dans le cas où il ne s'agirait pas de ce qui t'intéresse en propre, c'est-à-dire de la foi; car en cette matière tu ne veux pas d'autre aide que la confession de foi universelle et le service de ta parole, et tu nous as interdit toutes armes d'attaque et de défense, car tu es le Tout-Puissant, qui, dans tes propres affaires, où ta propre cause est mise en jeu, peux te défendre beaucoup plus qu'on ne saurait estimer, toi qui as mille milliers de centaines de millions de légions d'anges, dont le moindre peut tuer tous les hommes, et manoeuvrer le ciel et la terre à son gré, comme jadis on put le constater dans l'armée de Sennachérib. Donc, s'il te plaît maintenant de venir à mon aide, comme c'est en toi seul que sont mon entière confiance et mon espoir, je te fais le voeu que dans toutes les contrées, aussi bien de ce pays d'Utopie que d'ailleurs, où j'aurai puissance et autorité, je ferai prêcher ton saint Evangile, purement, simplement et entièrement, si bien que seront éliminés de mon entourage les abus d'un tas de papelards et de faux prophètes, qui par constitutions humaines et inventions dépravées ont empoisonné le monde entier."


On entendit alors une voix venant du ciel, qui disait: "Hoc fac et vinces", c'est-à-dire "Fais ainsi, et tu auras victoire."


Puis Pantagruel, voyant que Loup Garou s'approchait la gueule ouverte, alla à sa rencontre hardiment, et s'écria de toutes ses forces: "A mort, canaille! à mort!" pour lui faire peur, selon la tactique des Lacédémoniens, par son horrible cri. Puis du baril qu'il portait à sa ceinture, il lui jeta plus de dix-huit caques et une mine de sel, avec lesquelles il lui remplit la gorge, le gosier, le nez et les yeux.


Mis en fureur, Loup Garou lui lança un coup de sa masse, voulant lui briser la cervelle. Mais Pantagruel fut habile, et eut toujours bon pied, bon oeil. Aussi recula-t-il du pied gauche d'un pas en arrière, mais il eut beau faire, le coup tomba sur le baril, qui se brisa en quatre mille quatre-vingt-six morceaux, et le reste du sel se répandit par terre.


Voyant cela, Pantagruel déplie superbement les bras, et, selon l'art de la hache, le frappa du gros bout de son mât, d'estoc, au-dessus de la poitrine, et, ramenant le coup vers la gauche, en cognant de taille, il le frappa entre cou et col. Puis, avançant le pied droit, il lui donna sur les couillons un coup de pointe avec le haut de son mât; à ce coup la hune se brisa et versa trois ou quatre barriques de vin qui restaient, ce qui fit croire à Loup Garou qu'il lui avait percé la vessie, et que ce vin était son urine qui en sortait.


Non content de cela, Pantagruel voulait redoubler ses efforts pour se dégager; mais Loup Garou avança sur lui, levant haut sa masse, dont il voulait cogner Pantagruel de toutes ses forces. Effectivement, il l'en frappa si vertement que, si Dieu n'avait pas secouru le bon Pantagruel, il l'aurait fendu depuis le sommet de la tête jusqu'au fond de la rate; mais le coup dévia à droite car Pantagruel l'évita d'une brusque esquive; la masse entra à plus de soixante-treize pieds en terre, à travers un gros rocher, d'où elle fit sortir un feu plus gros que neuf mille six tonneaux.


Pantagruel voyant qu'il s'attardait à tirer sa masse, coincée en terre au milieu du rocher, lui court dessus, et voulait lui abattre la tête tout net; mais son mât, par malchance, toucha un peu le bois de la masse de Loup Garou, qui était enchantée (comme nous l'avons dit plus haut). De ce fait, son mât se brisa à trois doigts de la poignée, ce qui le laissa plus estomaqué qu'un fondeur de cloches et il s'écria: "Ha, Panurge, où es-tu?"


Entendant ces mots, Panurge dit au roi et aux géants "Par Dieu! ils se feront du mal, si on ne les sépare pas."


Mais les géants étaient en pleine euphorie comme s'ils étaient à la noce.


Carpalim voulut alors se lever de là pour secourir son maître, mais un géant lui dit: "Par Golfarin, neveu de Mahomet, si tu bouges d'ici, je te mettrai au fond de mes chausses, comme si tu étais un suppositoire. Aussi bien, je suis constipé du ventre, et je ne peux guère caguer, si ce n'est à force de grincer des dents."


Puis Pantagruel, ainsi privé de son arme, reprit le bout de son mât en frappant à l'aveuglette sur le géant; mais il ne lui faisait pas plus de mal que vous ne feriez en donnant une chiquenaude sur l'enclume d'un forgeron.


Pendant ce temps Loup Garou tirait de terre sa masse, l'avait déjà tirée, et la brandissait pour en frapper Pantagruel, qui était agile à se remuer, et esquivait tous ses coups, jusqu'au moment où - voyant que Loup Garou le menaçait, en disant: "Misérable, maintenant je vais te hacher comme chair à pâté; jamais plus tu n'altéreras les pauvres gens!" - il le frappa d'un si grand coup de pied au ventre, qu'il le jeta en arrière à jambes rebindaines, et il vous le traînait ainsi à l'écorche-cul sur plus d'une portée d'arc.


Loup Garou, rendant le sang par la gorge, s'écriait:
"Mahomet! Mahomet! Mahomet!"

A ce cri, tous les géants se levèrent pour le secourir, mais Panurge leur dit: "Messieurs, n'y allez pas, si vous m'en croyez: car notre maître est fou et frappe à tort et à travers, sans regarder (ou il vous donnera un mauvais coup)." Mais les géants n'en tinrent pas compte, voyant que Pantagruel était sans arme.


Lorsqu'il les vit approcher, Pantagruel prit Loup Garou par les deux pieds, leva en l'air comme une pique son corps tout armé d'enclumes, et, s'en servant comme d'une arme, il frappait parmi ces géants armés de pierres de taille, et les abattait comme éclats de pierres que taille un maçon, si bien que personne ne passait à sa portée sans être jeté à terre; aussi, quand furent rompues ces armures de pierre, ce fut un vacarme si terrifiant qu'il me rappela le jour où la grosse tour de beurre, à Saint-Etienne de Bourges, fondit au soleil. Panurge avec Carpalim et Eusthènes pendant ce temps égorgeraient ceux qui étaient étendus à terre.


Vous pensez bien qu'il n'en échappa pas un seul, et ainsi, Pantagruel ressemblait à un faucheur qui, de sa faux (c'était Loup Garou), abattait l'herbe d'un pré (c'étaient les géants), mais à cette escrime Loup Garou perdit la tête. Ce fut quand Pantagruel en abattit
un qui se nommait Rifl'Andouille, couvert d'une grande armature, en pierres de grès, dont un éclat coupa la gorge de part en part à Epistémon, car en règle générale la plupart d'entre eux étaient armés à la légère en pierres de tuf, et les autres en pierres d'ardoise.

Finalement, voyant qu'ils étaient tous morts, il jeta de toutes ses forces dans la ville le corps de Loup Garou qui tomba comme une grenouille sur le ventre au milieu de la grand-place de la ville, et en tombant, il tua du coup un chat brûlé, une chatte mouillée, une canepetière et un oison bridé.

Chateaubriand (1768-1848) Essai sur les révolutions, 1797, IIe partie, chapitre LV .

Peut-on supposer que quelque imposteur, quelque nouveau Mahomet, sorti d'Orient, s'avance la flamme et le fer à la main, et vienne forcer les Chrétiens à fléchir le genou devant son idole ? La poudre à canon nous a mis à l'abri de ce malheur.

Non pas si les gouvernements chrétiens ont la folie de discipliner les sectateurs du Coran. Ce serait un crime de lèse-civilisation que notre postérité, enchaînée peut-être, reprocherait avec des larmes de sang à quelques misérables hommes d'Etat de notre sièle. Ces prétendus politiques auraient appelé au secours de leurs petits systèmes les soldats fanatiques de Mahomet, et leur auraient donné les moyens de vaincre en permettant qu'on leur enseignât l'art militaire. Or, la discipline militaire n'est pas la civilisation ; avec des renégats chrétiens pour officiers, les brutes du Coran peuvent apprendre à vaincre dans les règles les soldats chrétiens.

Le monde mahométan barbare a été au moment de subjuguer le monde chrétien barbare ; sans la vaillance de Charles Martel nous porterions aujourd'hui le turban : le monde mahométan discipliné pourrait mettre dans le même péril le monde chrétien discipliné.

Chateaubriand, Essai sur les révolutions, 1797, IIe partie, chapitre LV .

Bonus !

"Les croisades ne furent des folies, comme on affectait de les appeler, ni dans leur principe, ni dans leur résultat." "N'apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c'est montrer une vue très bornée en histoire. Il s'agissait non seulement de la délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l'emporter sur la terre, ou d'un culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l'ignorance, au despotisme, à l'esclavage, ou d'un culte qui a fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité et aboli la servitude. Il suffit de lire le discours du pape Urbain II au concile de Clermont [1095] pour se convaincre que les chefs de ces entreprises guerrières n'avaient pas les petites idées qu'on leur suppose, et qu'ils pensaient à sauver le monde d'une inondation de barbares. L'esprit du mahométisme est la persécution et la conquête : l'Évangile au contraire ne prêche que la tolérance et la paix… Où en serions-nous si nos pères n'eussent repoussé la force par la force ? Que l'on contemple la Grèce et l'on apprendra ce que devient un peuple sous le joug des Musulmans. Ceux qui s'applaudissent tant aujourd'hui du progrès des lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous une religion qui a brûlé la bibliothèque d'Alexandrie, qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes et de mépriser souverainement les lettres et les arts ? Les croisades, en affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l'Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes" "

(Merci à Courouve pour m'avoir signalé ce texte)

Montesquieu (1689 -1755), De l'Esprit des lois, Livre XXIV extraits.

CHAPITRE III.
QUE LE GOUVERNEMENT MODÉRÉ CONVIENT MIEUX A LA RELIGION CHRÉTIENNE ET LE GOUVERNEMENT DESPOTIQUE A LA MAHOMÉTANE.

La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme c’est que la douceur étant si recommandée dans l’Évangile, elle s’oppose à la colère despotique avec laquelle le prince se feroit justice, et exerceroit ses cruautés.

Cette religion défendant la pluralité des femmes, les princes y sont moins renfermés, moins séparés de leurs sujets, et par conséquent plus hommes ; ils sont plus disposés à se faire des lois, et plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout.

Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens, rend les princes moins timides, et par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, et les sujets sur le prince. Chose admirable ! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire et le vice du climat, a empêché le despotisme de s’établir en Éthiopie, et a porté au milieu de l’Afrique les moeurs de l’Europe et ses lois.

Le prince héritier d’Éthiopie jouit d’une principauté, et donne aux autres sujets l’exemple de l’amour et de l’obéissance. Tout près de là on voit le mahométisme faire renfermer les enfants du roi de Sennar : à sa mort, le Conseil les envoie égorger, en faveur de celui qui monte sur le trône.

Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et, de l’autre, la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Thimur et Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie ; et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne sauroit assez reconnoître.

C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes choses : la vie, la liberté, les lois, les biens, et toujours la religion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même.

On peut dire que les peuples de l’Europe ne sont pas aujourd’hui plus désunis que ne l’étoient dans l’empire romain, devenu despotique et militaire, les peuples et les armées, ou que ne l’étoient les armées entre elles : d’un côté, les armées se faisoient la guerre ; et, de l’autre, on leur donnoit le pillage des villes et le partage ou la confiscation des terres.


CHAPITRE IV.
CONSÉQUENCES DU CARACTÈRE DE LA RELIGION CHRÉTIENNE ET DE CELUI DE LA RELIGION MAHOMÉTANE.

Sur le caractère de la religion chrétienne et celui de la mahométane, on doit, sans autre examen, embrasser l’une et rejeter l’autre : car il nous est bien plus évident qu’une religion doit adoucir les moeurs des hommes, qu’il ne l’est qu’une religion soit vraie.

C’est un malheur pour la nature humaine, lorsque la religion est donnée par un conquérant. La religion mahométane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet esprit destructeur qui l’a fondée.

L’histoire de Sabbacon(11), un des rois pasteurs, est admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut en songe, et lui ordonna de faire mourir tous les prêtres d’Égypte. Il jugea que les dieux n’avoient plus pour agréable qu’il régnât, puisqu’ils lui ordonnoient des choses si contraires à leur volonté ordinaire ; et il se retira en Éthiopie.


CHAPITRE VIII.
DE L’ACCORD DES LOIS DE LA MORALE AVEC CELLES DE LA RELIGION.

Dans un pays où l’on a le malheur d’avoir une religion que Dieu n’a pas donnée, il est toujours nécessaire qu’elle s’accorde avec la morale ; parce que la religion, même fausse, est le meilleur garant que les hommes puissent avoir de la probité des hommes.

Les points principaux de la religion de ceux de Pégu sont de ne point tuer, de ne point voler, d’éviter l’impudicité, de ne faire aucun déplaisir à son prochain, de lui faire, au contraire, tout le bien qu’on peut. Avec cela ils croient qu’on se sauvera dans quelque religion que ce soit ; ce qui fait que ces peuples, quoique fiers et pauvres, ont de la douceur et de la compassion pour les malheureux.


CHAPITRE XI.
DE LA CONTEMPLATION.

Les hommes étant faits pour se conserver, pour se nourrir, pour se vêtir, et faire toutes les actions de la société, la religion ne doit pas leur donner une vie trop contemplative.

Les Mahométans deviennent spéculatifs par habitude ; ils prient cinq fois le jour, et chaque fois il faut qu’ils fassent un acte par lequel ils jettent derrière leur dos tout ce qui appartient à ce monde : cela les forme à la spéculation. Ajoutez à cela cette indifférence pour toutes choses, que donne le dogme d’un destin rigide.

Si d’ailleurs d’autres causes concourent à leur inspirer le détachement, comme si la dureté du gouvernement, si les lois concernant la propriété des terres, donnent un esprit précaire : tout est perdu.

La religion des Guèbres rendit autrefois le royaume de Perse florissant ; elle corrigea les mauvais effets du despotisme : la religion mahométane détruit aujourd’hui ce même empire.


CHAPITRE XIV.
COMMENT LA FORCE DE LA RELIGION S’APPLIQUE A CELLE DES LOIS CIVILES.

Comme la religion et les lois civiles doivent tendre principalement à rendre les hommes bons citoyens, on voit que lorsqu’une des deux s’écartera de ce but, l’autre y doit tendre davantage : moins la religion sera réprimante, plus les lois civiles doivent réprimer.

Ainsi, au Japon, la religion dominante n’ayant presque point de dogmes, et ne proposant point de paradis ni d’enfer, les lois, pour y suppléer, ont été faites avec une sévérité, et exécutées avec une ponctualité extraordinaires.

Lorsque la religion établit le dogme de la nécessité des actions humaines, les peines des lois doivent être plus sévères et la police plus vigilante, pour que les hommes, qui, sans cela, s’abandonneroient eux-mêmes, soient déterminés par ces motifs ; mais si la religion établit le dogme de la liberté, c’est autre chose.

De la paresse de l’âme, naît le dogme de la prédestination mahométane ; et du dogme de cette prédestination naît la paresse de l’âme. On a dit : Cela est dans les décrets de Dieu, il faut donc rester en repos. Dans un cas pareil, on doit exciter par les lois les hommes endormis dans la religion.

Lorsque la religion condamne des choses que les lois civiles doivent permettre, il est dangereux que les lois civiles ne permettent de leur côté ce que la religion doit condamner ; une de ces choses marquant toujours un défaut d’harmonie et de justesse dans les idées, qui se répand sur l’autre.

Ainsi les Tartares de Gengiskan, chez lesquels c’étoit un péché, et même un crime capital, de mettre le couteau dans le feu, de s’appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre, ne croyoient pas qu’il y eût de péché à violer la foi, à ravir le bien d’autrui, à faire injure à un homme, à le tuer. En un mot, les lois qui font regarder comme nécessaire ce qui est indifférent, ont cet inconvénient, qu’elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire.

Ceux de Formose croient une espèce d’enfer ; mais c’est pour punir ceux qui ont manqué d’aller nus en certaines saisons, qui ont mis des vêtements de toile et non pas de soie, qui ont été chercher des huîtres, qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux ; aussi ne regardent-ils point comme péché l’ivrognerie et le dérèglement avec les femmes ; ils croient même que les débauches de leurs enfants sont agréables à leurs dieux.

Lorsque la religion justifie pour une chose d’accident, elle perd inutilement le plus grand ressort qui soit parmi les hommes. On croit, chez les Indiens, que les eaux du Gange ont une vertu sanctifiante ; ceux qui meurent sur ses bords, sont réputés exempts des peines de l’autre vie, et devoir habiter une région pleine de délices ; on envoie, des lieux les plus reculés, des urnes pleines des cendres des morts, pour les jeter dans le Gange. Qu’importe qu’on vive vertueusement, ou non ? on se fera jeter dans le Gange.

L’idée d’un lieu de récompense emporte nécessairement l’idée d’un séjour de peines ; et quand on espère l’un sans craindre l’autre, les lois civiles n’ont plus de force. Des hommes qui croient des récompenses sûres dans l’autre vie échapperont au législateur ; ils auront trop de mépris pour la mort. Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger, ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur ?


CHAPITRE XVII.
CONTINUATION DU MÊME SUJET (COMMENT LES LOIS DE LA RELIGION CORRIGENT LES INCONVÉNIENTS DE LA CONSTITUTION POLITIQUE)

Lorsqu’il y a beaucoup de sujets de haine dans un État, il faut que la religion donne beaucoup de moyens de réconciliation. Les Arabes, peuple brigand, se faisoient souvent des injures et des injustices. Mahomet fit cette loi : « Si quelqu’un pardonne le sang de son frère il pourra poursuivre le malfaiteur pour des dommages et intérêts ; mais celui qui fera tort au méchant, après avoir reçu satisfaction de lui, souffrira au jour du jugement des tourments douloureux. »

Chez les Germains, on héritoit des haines et des inimitiés de ses proches ; mais elles n’étoient pas éternelles. On expioit l’homicide, en donnant une certaine quantité de bétail ; et toute la famille recevoit la satisfaction : « chose très utile, dit Tacite, parce que les inimitiés sont plus dangereuses chez un peuple libre». Je crois bien que les ministres de la religion, qui avoient tant de crédit parmi eux, entroient dans ces réconciliations.

Chez les Malais, où la réconciliation n’est pas établie, celui qui a tué quelqu’un, sûr d’être assassiné par les parents ou les amis du mort, s’abandonne à sa fureur, blesse et tue tout ce qu’il rencontre.


CHAPITRE XXII.
COMBIEN IL EST DANGEREUX QUE LA RELIGION INSPIRE DE L’HORREUR POUR DES CHOSES INDIFFÉRENTES.

Un certain honneur que des préjugés de religion établissent aux Indes, fait que les diverses castes ont horreur les unes des autres. Cet honneur est uniquement fondé sur la religion ; ces distinctions de famille ne forment pas des distinctions civiles : il y a tel Indien qui se croiroit déshonoré s’il mangeoit avec son roi.

Ces sortes de distinctions sont liées à une certaine aversion pour les autres hommes, bien différente des sentiments que doivent faire naître les différences des rangs, qui parmi nous contiennent l’amour pour les inférieurs.

Les lois de la religion éviteront d’inspirer d’autre mépris que celui du vice, et surtout d’éloigner les hommes de l’amour et de la pitié pour les hommes.

La religion mahométane et la religion indienne ont, dans leur sein, un nombre infini de peuples : les Indiens haïssent les mahométans, parce qu’ils mangent de la vache ; les mahométans détestent les Indiens, parce qu’ils mangent du cochon.


CHAPITRE XXV.
INCONVÉNIENT DU TRANSPORT D’UNE RELIGION D’UN PAYS A UN AUTRE.

Il suit de là, qu’il y a très souvent beaucoup d’inconvénients à transporter une religion d’un pays dans un autre.

« Le cochon, dit M. de Boulainvilliers, doit être très rare en Arabie, où il n’y a presque point de bois, et presque rien de propre à la nourriture de ces animaux ; d’ailleurs, la salure des eaux et des aliments rend le peuple très susceptible des maladies de la peau. » La loi locale qui le défend(84), ne sauroit être bonne pour d’autres pays, où le cochon est une nourriture presque universelle, et en quelque façon nécessaire.

Je ferai ici une réflexion. Sanctorius a observé que la chair de cochon que l’on mange se transpire peu ; et que même cette nourriture empêche beaucoup la transpiration des autres aliments : il a trouvé que la diminution alloit à un tiers ; on sait d’ailleurs que le défaut de transpiration forme ou aigrit les maladies de la peau : la nourriture du cochon doit donc être défendue dans les climats où l’on est sujet à ces maladies, comme celui de la Palestine, de l’Arabie, de l’Égypte et de la Libye.


CHAPITRE XXVI.
CONTINUATION DU MÊME SUJET.

M. Chardin dit qu’il n’y a point de fleuve navigable en Perse, si ce n’est le fleuve Kur, qui est aux extrémités de l’empire. L’ancienne loi des Guèbres, qui défendoit de naviguer sur les fleuves, n’avoit donc aucun inconvénient dans leur pays ; mais elle auroit ruiné le commerce dans un autre.

Les continuelles lotions sont très en usage dans les climats chauds. Cela fait que la loi mahométane et la religion indienne les ordonnent. C’est un acte très méritoire aux Indes de prier Dieu dans l’eau courante mais comment exécuter ces choses dans d’autres climats ?
Lorsque la religion, fondée sur le climat, a trop choqué le climat d’un autre pays, elle n’a pu s’y établir ; et quand on l’y a introduite, elle en a été chassée. Il semble, humainement parlant, que ce soit le climat qui a prescrit des bornes à la religion chrétienne et à la religion mahométane.

Il suit de là qu’il est presque toujours convenable qu’une religion ait des dogmes particuliers et un culte général. Dans les lois qui concernent les pratiques du culte, il faut peu de détails ; par exemple, des mortifications, et non pas une certaine mortification. Le christianisme est plein de bon sens : l’abstinence est de droit divin ; mais une abstinence particulière est de droit de police, et on peut la changer.

André Malraux (1901-1976) Conversation sur l'islam, le 3 juin 1956

“La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau… Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale, ou elle se décomposera.”

"C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles. A l’origine de la révolution marxiste, on croyait pouvoir endiguer le courant par des solutions partielles. Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n’ont trouvé la réponse. De même aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam. En théorie, la solution paraît d’ailleurs extrêmement difficile. Peut-être serait-elle possible en pratique si, pour nous borner à l’aspect français de la question, celle-ci était pensée et appliquée par un véritable homme d’Etat. Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe. Quand je dis “musulmane”, je pense moins aux structures religieuses qu’aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. Dès maintenant, le sultan du Maroc est dépassé et Bourguiba ne conservera le pouvoir qu’en devenant une sorte de dictateur. Peut-être des solutions partielles auraient-elles suffi à endiguer le courant de l’islam, si elles avaient été appliquées à temps… Actuellement, il est trop tard ! Les “misérables” ont d’ailleurs peu à perdre. Ils préféreront conserver leur misère à l’intérieur d’une communauté musulmane. Leur sort sans doute restera inchangé. Nous avons d’eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l’avenir de leur race. L’Afrique noire ne restera pas longtemps insensible à ce processus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution".

Elisabeth de Miribel, transcription par sténo

Source Institut Charles de Gaulle

Source : Valeurs Actuelles n° 3395 paru le 21 Décembre 2001- Dossier : Un siècle religieux

Beaumarchais (1732-1799), Le Mariage de Figaro, V, 3 extrait.

FIGARO : - (...) Est-il rien de plus bizarre que la destinée! fils de je ne sais pas qui; volé par des bandits! élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie; et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire! Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre; me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet, sans scrupule: à l'instant, un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense, dans mes vers, la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: "chiens de chrétiens"! Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues creusaient; mon terme était échu; je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque; en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses, pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la valeur de l'argent, et sur son produit net; sitôt je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question: on me dit que pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. (...)

Gustave Flaubert (1821-1880) : Lettre à Madame Roger des Genettes, 12 ou 19 janvier 1878

"Sans doute par l'effet de mon vieux sang normand, depuis la guerre d'Orient, je suis indigné contre l'Angleterre, indigné à en devenir Prussien ! Car enfin, que veut-elle ? Qui l'attaque ? Cette prétention de défendre l'Islamisme (qui est en soi une monstruosité) m'exaspère. Je demande, au nom de l'humanité, à ce qu'on broie la Pierre-Noire, pour en jeter les cendres au vent, à ce qu'on détruise La Mecque, et que l'on souille la tombe de Mahomet. Ce serait le moyen de démoraliser le Fanatisme."

Voltaire (1694-1778) : Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète (Texte intégral)



Le fanatisme, ou Mahomet le prophète / Voltaire


ACTE O SCENE 1


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La scène est à la Mecque.

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Zopire, Phanor.

Zopire.
Qui ? Moi, baisser les yeux devant ses faux prodiges !
Moi, de ce fanatique encenser les prestiges !
L' honorer dans la Mecque après l' avoir banni !
Non. Que des justes dieux Zopire soit puni
si tu vois cette main, jusqu' ici libre et pure,
caresser la révolte et flatter l' imposture !

Phanor.
Nous chérissons en vous ce zèle paternel
du chef auguste et saint du sénat d' Ismaël ;
mais ce zèle est funeste ; et tant de résistance,
sans lasser Mahomet, irrite sa vengeance.
Contre ses attentats vous pouviez autrefois
lever impunément le fer sacré des lois,
et des embrasements d' une guerre immortelle
étouffer sous vos pieds la première étincelle.
Mahomet citoyen ne parut à vos yeux
qu' un novateur obscur, un vil séditieux :
aujourd' hui, c' est un prince ; il triomphe, il
domine ;
imposteur à la Mecque, et prophète à Médine,
il sait faire adorer à trente nations
tous ces mêmes forfaits qu' ici nous détestons.
Que dis-je ? En ces murs même une troupe égarée,
des poisons de l' erreur avec zèle enivrée,
de ses miracles faux soutient l' illusion,
répand le fanatisme et la sédition,
appelle son armée, et croit qu' un dieu terrible
l' inspire, le conduit, et le rend invincible.
Tous nos vrais citoyens avec vous sont unis ;
mais les meilleurs conseils sont-ils toujours suivis ?
L' amour des nouveautés, le faux zèle, la crainte,
de la Mecque alarmée ont désolé l' enceinte ;
et ce peuple, en tout temps chargé de vos bienfaits,
crie encore à son père, et demande la paix.

Zopire.
La paix avec ce traître ! Ah ! Peuple sans courage,
n' en attendez jamais qu' un horrible esclavage :
allez, portez en pompe, et servez à genoux
l' idole dont le poids va vous écraser tous.
Moi, je garde à ce fourbe une haine éternelle ;
de mon coeur ulcéré la plaie est trop cruelle :
lui-même a contre moi trop de ressentiments.
Le cruel fit périr ma femme et mes enfants :
et moi, jusqu' en son camp j' ai porté le carnage ;
la mort de son fils même honora mon courage.
Les flambeaux de la haine entre nous allumés
jamais des mains du temps ne seront consumés.

Phanor.
Ne les éteignez point, mais cachez-en la flamme ;
immolez au public les douleurs de votre âme.
Quand vous verrez ces lieux par ses mains ravagés,
vos malheureux enfants seront-ils mieux vengés ?
Vous avez tout perdu, fils, frère, épouse, fille ;
ne perdez point l' état : c' est là votre famille.

Zopire.
On ne perd les états que par timidité.

Phanor.
On périt quelquefois par trop de fermeté.

Zopire.
Périssons, s' il le faut.

Phanor.
Ah ! Quel triste courage,
quand vous touchez au port, vous expose au naufrage ?
Le ciel, vous le voyez, a remis en vos mains
de quoi fléchir encor ce tyran des humains.
Cette jeune Palmire en ses camps élevée,
dans vos derniers combats par vous-même enlevée,
semble un ange de paix descendu parmi nous,
qui peut de Mahomet apaiser le courroux.
Déjà par ses hérauts il l' a redemandée.

Zopire.
Tu veux qu' à ce barbare elle soit accordée ?
Tu veux que d' un si cher et si noble trésor
ses criminelles mains s' enrichissent encor ?
Quoi ! Lorsqu' il nous apporte et la fraude et la
guerre,
lorsque son bras enchaîne et ravage la terre,
les plus tendres appas brigueront sa faveur,
et la beauté sera le prix de la fureur !
Ce n' est pas qu' à mon âge, aux bornes de ma vie,
je porte à Mahomet une honteuse envie ;
ce coeur triste et flétri, que les ans ont glacé,
ne peut sentir les feux d' un désir insensé.
Mais soit qu' en tous les temps un objet né pour plaire
arrache de nos voeux l' hommage involontaire ;
soit que, privé d' enfants, je cherche à dissiper
cette nuit de douleurs qui vient m' envelopper ;
je ne sais quel penchant pour cette infortunée
remplit le vide affreux de mon âme étonnée.
Soit faiblesse ou raison, je ne puis sans horreur
la voir aux mains d' un monstre, artisan de l' erreur.
Je voudrais qu' à mes voeux heureusement docile,
elle-même en secret pût chérir cet asile ;
je voudrais que son coeur, sensible à mes bienfaits,
détestât Mahomet autant que je le hais.
Elle veut me parler sous ces sacrés portiques,
non loin de cet autel de nos dieux domestiques ;
elle vient, et son front, siége de la candeur,
annonce en rougissant les vertus de son coeur.


ACTE 1 SCENE 2

Zopire, Palmire.

Zopire.
Jeune et charmant objet dont le sort de la guerre,
propice à ma vieillesse, honora cette terre,
vous n' êtes point tombée en de barbares mains ;
tout respecte avec moi vos malheureux destins,
votre âge, vos beautés, votre aimable innocence.
Parlez ; et s' il me reste encor quelque puissance,
de vos justes désirs si je remplis les voeux,
ces derniers de mes jours seront des jours heureux.

Palmire.
Seigneur, depuis deux mois sous vos lois prisonnière,
je dus à mes destins pardonner ma misère ;
vos généreuses mains s' empressent d' effacer
les larmes que le ciel me condamne à verser.
Par vous, par vos bienfaits, à parler enhardie,
c' est de vous que j' attends le bonheur de ma vie.
Aux voeux de Mahomet j' ose ajouter les miens :
il vous a demandé de briser mes liens ;
puissiez-vous l' écouter ! Et puissé-je lui dire
qu' àprès le ciel et lui je dois tout à Zopire !

Zopire.
Ainsi de Mahomet vous regrettez les fers,
ce tumulte des camps, ces horreurs des déserts,
cette patrie errante, au trouble abandonnée ?

Palmire.
La patrie est aux lieux où l' âme est enchaînée.
Mahomet a formé mes premiers sentiments,
et ses femmes en paix guidaient mes faibles ans :
leur demeure est un temple où ces femmes sacrées
lèvent au ciel des mains de leur maître adorées.
Le jour de mon malheur, hélas ! Fut le seul jour
où le sort des combats a troublé leur séjour :
seigneur, ayez pitié d' une âme déchirée,
toujours présente aux lieux dont je suis séparée.

Zopire.
J' entends : vous espérez partager quelque jour
de ce maître orgueilleux et la main et l' amour.

Palmire.
Seigneur, je le révère, et mon âme tremblante
croit voir dans Mahomet un dieu qui m' épouvante.
Non, d' un si grand hymen mon coeur n' est point flatté ;
tant d' éclat convient mal à tant d' obscurité.

Zopire.
Ah ! Qui que vous soyez, il n' est point né peut-être
pour être votre époux, encor moins votre maître ;
et vous semblez d' un sang fait pour donner des lois
à l' arabe insolent qui marche égal aux rois.

Palmire.
Nous ne connaissons point l' orgueil de la naissance ;
sans parents, sans patrie, esclaves dès l' enfance,
dans notre égalité nous chérissons nos fers ;
tout nous est étranger, hors le dieu que je sers.

Zopire.
Tout vous est étranger ! Cet état peut-il plaire ?
Quoi ! Vous servez un maître, et n' avez point de père ?
Dans mon triste palais, seul et privé d' enfants,
j' aurais pu voir en vous l' appui de mes vieux ans ;
le soin de vous former des destins plus propices
eût adouci des miens les longues injustices.
Mais non, vous abhorrez ma patrie et ma loi.

Palmire.
Comment puis-je être à vous ? Je ne suis point à moi.
Vous aurez mes regrets, votre bonté m' est chère ;
mais enfin Mahomet m' a tenu lieu de père.

Zopire.
Quel père ! Justes dieux ! Lui ? Ce monstre
imposteur !

Palmire.
Ah ! Quels noms inouïs lui donnez-vous, seigneur !
Lui, dans qui tant d' états adorent leur prophète !
Lui, l' envoyé du ciel, et son seul interprète !

Zopire.
étrange aveuglement des malheureux mortels !
Tout m' abandonne ici pour dresser des autels
à ce coupable heureux qu' épargna ma justice,
et qui courut au trône, échappé du supplice.

Palmire.
Vous me faites frémir, seigneur ; et, de mes jours,
je n' avais entendu ces horribles discours.
Mon penchant, je l' avoue, et ma reconnaissance,
vous donnaient sur mon coeur une juste puissance ;
vos blasphèmes affreux contre mon protecteur
à ce penchant si doux font succéder l'
horreur.


Zopire.
ô superstition ! Tes rigueurs inflexibles
privent d' humanité les coeurs les plus sensibles.
Que je vous plains, Palmire ! Et que sur vos erreurs
ma pitié malgré moi me fait verser de pleurs !

Palmire.
Et vous me refusez !

Zopire.
Oui. Je ne puis vous rendre
au tyran qui trompa ce coeur flexible et tendre ;
oui, je crois voir en vous un bien trop précieux,
qui me rend Mahomet encor plus odieux.


ACTE 1 SCENE 3

Zopire, Palmire, Phanor.

Zopire.
Que voulez-vous, Phanor ?

Phanor.
Aux portes de la ville,
d' où l' on voit de Moad la campagne fertile,
Omar est arrivé.

Zopire.
Qui ? Ce farouche Omar,
que l' erreur aujourd' hui conduit après son char,
qui combattit longtemps le tyran qu' il adore,
qui vengea son pays ?

Phanor.
Peut-être il l' aime encore.
Moins terrible à nos yeux, cet insolent guerrier,
portant entre ses mains le glaive et l' olivier,
de la paix à nos chefs a présenté le gage.
On lui parle ; il demande, il reçoit un otage.
Séide est avec lui.

Palmire.
Grand dieu ! Destin plus doux !
Quoi ! Séide ?

Phanor.
Omar vient, il s' avance vers vous.

Zopire.
Il le faut écouter. Allez, jeune Palmire.
(Palmire sort.)
Omar devant mes yeux ! Qu' osera-t-il me dire ?
ô dieux de mon pays, qui depuis trois mille ans
protégiez d' Ismaël les généreux enfants !
Soleil, sacré flambeau, qui dans votre carrière,
image de ces dieux, nous prêtez leur lumière,
voyez et soutenez la juste fermeté
que j' opposai toujours contre l' iniquité !


ACTE 1 SCENE 4

Zopire, Omar, Phanor, suite.

Zopire.
Eh bien ! Après six ans tu revois ta patrie,
que ton bras défendit, que ton coeur a trahie.
Ces murs sont encor pleins de tes premiers exploits.
Déserteur de nos dieux, déserteur de nos lois,
persécuteur nouveau de cette cité sainte,
d' où vient que ton audace en profane l' enceinte ?
Ministre d' un brigand qu' on dût exterminer,
parle : que me veux-tu ?

Omar.
Je veux te pardonner.
Le prophète d' un dieu, par pitié pour ton âge,
pour tes malheurs passés, surtout pour ton courage,
te présente une main qui pourrait t' écraser ;
et j' apporte la paix qu' il daigne proposer.

Zopire.
Un vil séditieux prétend avec audace
nous accorder la paix, et non demander grâce !
Souffrirez-vous, grands dieux ! Qu' au gré de ses
forfaits
Mahomet nous ravisse ou nous rende la paix ?
Et vous, qui vous chargez des volontés d' un traître,
ne rougissez-vous point de servir un tel maître ?
Ne l' avez-vous pas vu, sans honneur et sans biens,
ramper au dernier rang des derniers citoyens ?
Qu' alors il était loin de tant de renommée !

Omar.
à tes viles grandeurs ton âme accoutumée
juge ainsi du mérite, et pèse les humains
au poids que la fortune avait mis dans tes mains.
Ne sais-tu pas encore, homme faible et superbe,
que l' insecte insensible enseveli sous l' herbe,
et l' aigle impérieux qui plane au haut du ciel,
rentrent dans le néant aux yeux de l' éternel ?
Les mortels sont égaux ; ce n' est point la naissance,
c' est la seule vertu qui fait leur différence.
Il est de ces esprits favorisés des cieux,
qui sont tout par eux-même, et rien par leurs aïeux.
Tel est l' homme, en un mot, que j' ai choisi pour
maître ;
lui seul dans l' univers a mérité de l' être ;
tout mortel à sa loi doit un jour obéir,
et j' ai donné l' exemple aux siècles à venir.

Zopire.
Je te connais, Omar : en vain ta politique
vient m' étaler ici ce tableau fanatique :
en vain tu peux ailleurs éblouir les esprits ;
ce que ton peuple adore excite mes mépris.
Bannis toute imposture, et d' un coup d' oeil plus
sage
regarde ce prophète à qui tu rends hommage ;
vois l' homme en Mahomet ; conçois par quel degré
tu fais monter aux cieux ton fantôme adoré.
Enthousiaste ou fourbe, il faut cesser de l' être ;
sers-toi de ta raison, juge avec moi ton maître :
tu verras de chameaux un grossier conducteur,
chez sa première épouse insolent imposteur,
qui, sous le vain appât d' un songe ridicule,
des plus vils des humains tente la foi crédule ;
comme un séditieux à mes pieds amené,
par quarante vieillards à l' exil condamné :
trop léger châtiment qui l' enhardit au crime.
De caverne en caverne il fuit avec Fatime.
Ses disciples errants de cités en déserts,
proscrits, persécutés, bannis, chargés de fers,
promènent leur fureur, qu' ils appellent divine ;
de leurs venins bientôt ils infectent Médine.
Toi-même alors, toi-même, écoutant la raison,
tu voulus dans sa source arrêter le poison.
Je te vis plus heureux, et plus juste, et plus brave,
attaquer le tyran dont je te vois l' esclave.
S' il est un vrai prophète, osas-tu le punir ?
S' il est un imposteur, oses-tu le servir ?

Omar.
Je voulus le punir quand mon peu de lumière
méconnut ce grand homme entré dans la carrière :
mais enfin, quand j' ai vu que Mahomet est né
pour changer l' univers à ses pieds consterné ;
quand mes yeux, éclairés du feu de son génie,
le virent s' élever dans sa course infinie ;
éloquent, intrépide, admirable en tout lieu,
agir, parler, punir, ou pardonner en dieu ;
j' associai ma vie à ses travaux immenses :
des trônes, des autels en sont les récompenses.
Je fus, je te l' avoue, aveugle comme toi.
Ouvre les yeux, Zopire, et change ainsi que moi ;
et, sans plus me vanter les fureurs de ton zèle,
ta persécution si vaine et si cruelle,
nos frères gémissants, notre dieu blasphémé,
tombe aux pieds d' un héros par toi-même opprimé.
Viens baiser cette main qui porte le tonnerre.
Tu me vois après lui le premier de la terre ;
le poste qui te reste est encore assez beau
pour fléchir noblement sous ce maître nouveau.
Vois ce que nous étions, et vois ce que nous sommes.
Le peuple, aveugle et faible, est né pour les grands
hommes,
pour admirer, pour croire, et pour nous obéir.
Viens régner avec nous, si tu crains de servir ;
partage nos grandeurs au lieu de t' y soustraire ;
et, las de l' imiter, fais trembler le vulgaire.

Zopire.
Ce n' est qu' à Mahomet, à ses pareils, à toi,
que je prétends, Omar, inspirer quelque effroi.
Tu veux que du sénat le shérif infidèle
encense un imposteur, et couronne un rebelle !
Je ne te nierai point que ce fier séducteur
n' ait beaucoup de prudence et beaucoup de valeur :
je connais comme toi les talents de ton maître ;
s' il était vertueux, c' est un héros peut-être :
mais ce héros, Omar, est un traître, un cruel,
et de tous les tyrans c' est le plus criminel.
Cesse de m' annoncer sa trompeuse clémence ;
le grand art qu' il possède est l' art de la vengeance.
Dans le cour de la guerre un funeste destin
le priva de son fils que fit périr ma main.
Mon bras perça le fils, ma voix bannit le père ;
ma haine est inflexible, ainsi que sa colère ;
pour rentrer dans la Mecque, il doit m' exterminer,
et le juste aux méchants ne doit point pardonner.

Omar.
Eh bien ! Pour te montrer que Mahomet pardonne,
pour te faire embrasser l' exemple qu' il te donne,
partage avec lui-même, et donne à tes tribus
les dépouilles des rois que nous avons vaincus.
Mets un prix à la paix, mets un prix à Palmire ;
nos trésors sont à toi.

Zopire.
Tu penses me séduire,
me vendre ici ma honte, et marchander la paix
par ses trésors honteux, le prix de ses forfaits ?
Tu veux que sous ses lois Palmire se remette ?
Elle a trop de vertus pour être sa sujette ;
et je veux l' arracher aux tyrans imposteurs,
qui renversent les lois et corrompent les moeurs.

Omar.
Tu me parles toujours comme un juge implacable,
qui sur son tribunal intimide un coupable.
Pense et parle en ministre ; agis, traite avec moi
comme avec l' envoyé d' un grand homme et d' un roi.

Zopire.
Qui l' a fait roi ? Qui l' a couronné ?

Omar.
La victoire.
Ménage sa puissance, et respecte sa gloire.
Aux noms de conquérant et de triomphateur,
il veut joindre le nom de pacificateur,
son armée est encore aux bords du Saïbare ;
des murs où je suis né le siége se prépare ;
sauvons, si tu m' en crois, le sang qui va couler :
Mahomet veut ici te voir et te parler.

Zopire.
Lui ? Mahomet ?

Omar.
Lui-même ; il t' en conjure.

Zopire.
Traître !
Si de ces lieux sacrés j' étais l' unique maître,
c' est en te punissant que j' aurais répondu.

Omar.
Zopire, j' ai pitié de ta fausse vertu.
Mais puisqu' un vil sénat insolemment partage
de ton gouvernement le fragile avantage,
puisqu' il règne avec toi, je cours m' y présenter.

Zopire.
Je t' y suis ; nous verrons qui l' on doit écouter.
Je défendrai mes lois, mes dieux, et ma patrie.
Viens-y contre ma voix prêter ta voix impie
au dieu persécuteur, effroi du genre humain,
qu' un fourbe ose annoncer les armes à la main.
(à Phanor.)
toi, viens m' aider, Phanor, à repousser un traître :
le souffrir parmi nous, et l' épargner, c' est l' être.
Renversons ses desseins, confondons son orgueil ;
préparons son supplice, ou creusons mon cercueil.
Je vais, si le sénat m' écoute et me seconde,
délivrer d' un tyran ma patrie et le monde.


ACTE 2 SCENE 1

Séide, Palmire.

Palmire.
Dans ma prison cruelle est-ce un dieu qui te guide ?
Mes maux sont-ils finis ? Te revois-je, Séide ?

Séide.
ô charme de ma vie et de tous mes malheurs !
Palmire, unique objet qui m' a coûté des pleurs,
depuis ce jour de sang qu' un ennemi barbare,
près des camps du prophète, aux bords du Saïbare,
vint arracher sa proie à mes bras tout sanglants ;
qu' étendu loin de toi sur des corps expirants,
mes cris mal entendus sur cette infâme rive
invoquèrent la mort sourde à ma voix plaintive,
ô ma chère Palmire, en quel gouffre d' horreur
tes périls et ma perte ont abîmé mon coeur !
Que mes feux, que ma crainte, et mon impatience,
accusaient la lenteur des jours de la vengeance !
Que je hâtais l' assaut si longtemps différé,
cette heure de carnage, où, de sang enivré,
je devais de mes mains brûler la ville impie
où Palmire a pleuré sa liberté ravie !
Enfin de Mahomet les sublimes desseins,
que n' ose approfondir l' humble esprit des humains,
ont fait entrer Omar en ce lieu d' esclavage ;
je l' apprends, et j' y vole. On demande un otage ;
j' entre, je me présente ; on accepte ma foi,
et je me rends captif, ou je meurs avec toi.

Palmire.
Séide, au moment même, avant que ta présence
vînt de mon désespoir calmer la violence,
je me jetais aux pieds de mon fier ravisseur.
Vous voyez, ai-je dit, les secrets de mon coeur :
ma vie est dans les camps dont vous m' avez tirée ;
rendez-moi le seul bien dont je suis séparée.
Mes pleurs, en lui parlant, ont arrosé ses pieds ;
ses refus ont saisi mes esprits effrayés.
J' ai senti dans mes yeux la lumière obscurcie :
mon coeur, sans mouvement, sans chaleur, et sans vie,
d' aucune ombre d' espoir n' était plus secouru ;
tout finissait pour moi, quand Séide a paru.

Séide.
Quel est donc ce mortel insensible à tes larmes ?

Palmire.
C' est Zopire : il semblait touché de mes alarmes ;
mais le cruel enfin vient de me déclarer
que des lieux où je suis rien ne peut me tirer.

Séide.
Le barbare se trompe ; et Mahomet mon maître,
et l' invincible Omar, et moi-même peut-être
(car j' ose me nommer après ces noms fameux,
pardonne à ton amant cet espoir orgueilleux),
nous briserons ta chaîne, et tarirons tes larmes.
Le dieu de Mahomet, protecteur de nos armes,
le dieu dont j' ai porté les sacrés étendards,
le dieu qui de Médine a détruit les remparts,
renversera la Mecque à nos pieds abattue.
Omar est dans la ville, et le peuple à sa vue
n' a point fait éclater ce trouble et cette horreur
qu' inspire aux ennemis un ennemi vainqueur ;
au nom de Mahomet un grand dessein l' amène.

Palmire.
Mahomet nous chérit ; il briserait ma chaîne ;
il unirait nos coeurs ; nos coeurs lui sont offerts :
mais il est loin de nous, et nous sommes aux fers.


ACTE 2 SCENE 2


Palmire, Séide, Omar.

Omar.
Vos fers seront brisés, soyez pleins d' espérance ;
le ciel vous favorise, et Mahomet s' avance.

Séide.
Lui ?

Palmire.
Notre auguste père ?

Omar.
Au conseil assemblé
l' esprit de Mahomet par ma bouche a parlé.
" ce favori du dieu qui préside aux batailles,
ce grand homme, ai-je dit, est né dans vos murailles.
Il s' est rendu des rois le maître et le soutien,
et vous lui refusez le rang de citoyen !
Vient-il vous enchaîner, vous perdre, vous détruire ?
Il vient vous protéger, mais surtout vous instruire :
il vient dans vos coeurs même établir son pouvoir. "
plus d' un juge à ma voix a paru s' émouvoir ;
les esprits s' ébranlaient : l' inflexible Zopire,
qui craint de la raison l' inévitable empire,
veut convoquer le peuple, et s' en faire un appui.
On l' assemble ; j' y cours, et j' arrive avec lui :
je parle aux citoyens, j' intimide, j' exhorte ;
j' obtiens qu' à Mahomet on ouvre enfin la porte.
Après quinze ans d' exil, il revoit ses foyers ;
il entre accompagné des plus braves guerriers,
d' Ali, d' Ammon, d' Hercide, et de sa noble élite ;
il entre, et sur ses pas chacun se précipite ;
chacun porte un regard, comme un coeur différent :
l' un croit voir un héros, l' autre voir un tyran.
Celui-ci le blasphème, et le menace encore ;
cet autre est à ses pieds, les embrasse, et l' adore.
Nous faisons retentir à ce peuple agité
les noms sacrés de dieu, de paix, de liberté.
De Zopire éperdu la cabale impuissante
vomit en vain les feux de sa rage expirante.
Au milieu de leurs cris, le front calme et serein,
Mahomet marche en maître, et l' olive à la main :
la trêve est publiée ; et le voici lui-même.


ACTE 2 SCENE 3

Mahomet, Omar, Ali, Hercide, Séide,
Palmire, suite.

Mahomet.
Invincibles soutiens de mon pouvoir suprême,
noble et sublime Ali, Morad, Hercide, Ammon,
retournez vers ce peuple, instruisez-le en mon nom ;
promettez, menacez ; que la vérité règne ;
qu' on adore mon dieu, mais surtout qu' on le craigne.
Vous, Séide, en ces lieux !

Séide.
ô mon père ! ô mon roi !
Le dieu qui vous inspire a marché devant moi.
Prêt à mourir pour vous, prêt à tout entreprendre,
j' ai prévenu votre ordre.

Mahomet.
Il eût fallu l' attendre.
Qui fait plus qu' il ne doit ne sait point me servir.
J' obéis à mon dieu ; vous, sachez m' obéir.

Palmire.
Ah ! Seigneur ! Pardonnez à son impatience.
élevés près de vous dans notre tendre enfance,
les mêmes sentiments nous animent tous deux :
hélas ! Mes tristes jours sont assez malheureux !
Loin de vous, loin de lui, j' ai langui prisonnière ;
mes yeux de pleurs noyés s' ouvraient à la lumière :
empoisonneriez-vous l' instant de mon bonheur ?

Mahomet.
Palmire, c' est assez ; je lis dans votre coeur :
que rien ne vous alarme, et rien ne vous étonne.
Allez : malgré les soins de l' autel et du trône,
mes yeux sur vos destins seront toujours ouverts ;
je veillerai sur vous comme sur l' univers.
(à Séide.)
vous, suivez mes guerriers ; et vous, jeune Palmire,
en servant votre dieu, ne craignez que Zopire.


ACTE 2 SCENE 4

Mahomet, Omar.

Mahomet.
Toi, reste, brave Omar : il est temps que mon coeur
de ses derniers replis t' ouvre la profondeur.
D' un siége encor douteux la lenteur ordinaire
peut retarder ma course, et borner ma carrière :
ne donnons point le temps aux mortels détrompés
de rassurer leurs yeux de tant d' éclat frappés.
Les préjugés, ami, sont les rois du vulgaire.
Tu connais quel oracle et quel bruit populaire
ont promis l' univers à l' envoyé d' un dieu,
qui, reçu dans la Mecque, et vainqueur en tout lieu,
entrerait dans ces murs en écartant la guerre :
je viens mettre à profit les erreurs de la terre.
Mais tandis que les miens, par de nouveaux efforts,
de ce peuple inconstant font mouvoir les ressorts,
de quel oeil revois-tu Palmire avec Séide ?

Omar.
Parmi tous ces enfants enlevés par Hercide,
qui, formés sous ton joug, et nourris dans ta loi,
n' ont de dieu que le tien, n' ont de père que toi,
aucun ne te servit avec moins de scrupule,
n' eut un coeur plus docile, un esprit plus crédule ;
de tous tes musulmans ce sont les plus soumis.

Mahomet.
Cher Omar, je n' ai point de plus grands ennemis.
Ils s' aiment, c' est assez.

Omar.
Blâmes-tu leurs tendresses ?

Mahomet.
Ah ! Connais mes fureurs et toutes mes faiblesses.

Omar.
Comment ?

Mahomet.
Tu sais assez quel sentiment vainqueur
parmi mes passions règne au fond de mon coeur.
Chargé du soin du monde, environné d' alarmes,
je porte l' encensoir, et le sceptre, et les armes :
ma vie est un combat, et ma frugalité
asservit la nature à mon austérité :
j' ai banni loin de moi cette liqueur traîtresse
qui nourrit des humains la brutale mollesse :
dans des sables brûlants, sur des rochers déserts,
je supporte avec toi l' inclémence des airs :
l' amour seul me console ; il est ma récompense,
l' objet de mes travaux, l' idole que j' encense,
le dieu de Mahomet ; et cette passion
est égale aux fureurs de mon ambition.
Je préfère en secret Palmire à mes épouses.
Conçois-tu bien l' excès de mes fureurs jalouses,
quand Palmire à mes pieds, par un aveu fatal,
insulte à Mahomet, et lui donne un rival ?

Omar.
Et tu n' es pas vengé ?

Mahomet.
Juge si je dois l' être.
Pour le mieux détester, apprends à le connaître.
De mes deux ennemis apprends tous les forfaits :
tous deux sont nés ici du tyran que je hais.

Omar.
Quoi ! Zopire...

Mahomet.
Est leur père : Hercide en ma puissance
remit depuis quinze ans leur malheureuse enfance.
J' ai nourri dans mon sein ces serpents dangereux ;
déjà sans se connaître ils m' outragent tous deux.
J' attisai de mes mains leurs feux illégitimes.
Le ciel voulut ici rassembler tous les crimes.
Je veux... leur père vient ; ses yeux lancent vers nous
les regards de la haine, et les traits du courroux.
Observe tout, Omar, et qu' avec son escorte
le vigilant Hercide assiége cette porte.
Reviens me rendre compte, et voir s' il faut hâter
ou retenir les coups que je dois lui porter.


ACTE 2 SCENE 5

Zopire, Mahomet.

Zopire.
Ah ! Quel fardeau cruel à ma douleur profonde !
Moi, recevoir ici cet ennemi du monde !

Mahomet.
Approche, et puisque enfin le ciel veut nous unir,
vois Mahomet sans crainte, et parle sans rougir.

Zopire.
Je rougis pour toi seul, pour toi dont l' artifice
a traîné ta patrie au bord du précipice ;
pour toi de qui la main sème ici les forfaits,
et fait naître la guerre au milieu de la paix.
Ton nom seul parmi nous divise les familles,
les époux, les parents, les mères et les filles ;
et la trêve pour toi n' est qu' un moyen nouveau
pour venir dans nos coeurs enfoncer le couteau.
La discorde civile est partout sur ta trace.
Assemblage inouï de mensonge et d' audace,
tyran de ton pays, est-ce ainsi qu' en ce lieu
tu viens donner la paix, et m' annoncer un dieu ?

Mahomet.
Si j' avais à répondre à d' autres qu' à Zopire,
je ne ferais parler que le dieu qui m' inspire ;
le glaive et l' alcoran, dans mes sanglantes mains,
imposeraient silence au reste des humains ;
ma voix ferait sur eux les effets du tonnerre,
et je verrais leurs fronts attachés à la terre :
mais je te parle en homme, et sans rien déguiser ;
je me sens assez grand pour ne pas t' abuser.
Vois quel est Mahomet : nous sommes seuls ; écoute :
je suis ambitieux ; tout homme l' est, sans doute ;
mais jamais roi, pontife, ou chef, ou citoyen,
ne conçut un projet aussi grand que le mien.
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre,
par les lois, par les arts, et surtout par la guerre ;
le temps de l' Arabie est à la fin venu.
Ce peuple généreux, trop longtemps inconnu,
laissait dans ses déserts ensevelir sa gloire ;
voici les jours nouveaux marqués pour la victoire.
Vois du nord au midi l' univers désolé,
la Perse encor sanglante, et son trône ébranlé,
l' Inde esclave et timide, et l' égypte abaissée,
des murs de Constantin la splendeur éclipsée ;
vois l' empire romain tombant de toutes parts,
ce grand corps déchiré, dont les membres épars
languissent dispersés sans honneur et sans vie :
sur ces débris du monde élevons l' Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ;
il faut un nouveau dieu pour l' aveugle univers.
En égypte Osiris, Zoroastre en Asie,
chez les crétois Minos, Numa dans l' Italie,
à des peuples sans moeurs, et sans culte, et sans rois,
donnèrent aisément d' insuffisantes lois.
Je viens après mille ans changer ces lois grossières :
j' apporte un joug plus noble aux nations entières :
j' abolis les faux dieux ; et mon culte épuré
de ma grandeur naissante est le premier degré.
Ne me reproche point de tromper ma patrie ;
je détruis sa faiblesse et son idolâtrie :
sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir ;
et, pour la rendre illustre, il la faut asservir.

Zopire.
Voilà donc tes desseins ! C' est donc toi dont l' audace
de la terre à ton gré prétend changer la face !
Tu veux, en apportant le carnage et l' effroi,
commander aux humains de penser comme toi :
tu ravages le monde, et tu prétends l' instruire.
Ah ! Si par des erreurs il s' est laissé séduire,
si la nuit du mensonge a pu nous égarer,
par quels flambeaux affreux veux-tu nous éclairer ?
Quel droit as-tu reçu d' enseigner, de prédire,
de porter l' encensoir, et d' affecter l' empire ?

Mahomet.
Le droit qu' un esprit vaste, et ferme en ses desseins,
a sur l' esprit grossier des vulgaires humains.

Zopire.
Eh quoi ! Tout factieux qui pense avec courage
doit donner aux mortels un nouvel esclavage ?
Il a droit de tromper, s' il trompe avec grandeur ?

Mahomet.
Oui ; je connais ton peuple, il a besoin d' erreur ;
ou véritable ou faux, mon culte est nécessaire.
Que t' ont produit tes dieux ? Quel bien t' ont-ils pu
faire ?
Quels lauriers vois-tu croître au pied de leurs
autels ?
Ta secte obscure et basse avilit les mortels,
énerve le courage, et rend l' homme stupide ;
la mienne élève l' âme, et la rend intrépide :
ma loi fait des héros.

Zopire.
Dis plutôt des brigands.
Porte ailleurs tes leçons, l' école des tyrans ;
va vanter l' imposture à Médine où tu règnes,
où tes maîtres séduits marchent sous tes enseignes,
où tu vois tes égaux à tes pieds abattus.

Mahomet.
Des égaux ! Dès longtemps Mahomet n' en a plus.
Je fais trembler la Mecque, et je règne à Médine ;
crois-moi, reçois la paix, si tu crains ta ruine.

Zopire.
La paix est dans ta bouche, et ton coeur en est loin :
penses-tu me tromper ?

Mahomet.
Je n' en ai pas besoin.
C' est le faible qui trompe, et le puissant commande.
Demain j' ordonnerai ce que je te demande ;
demain je puis te voir à mon joug asservi :
aujourd' hui Mahomet veut être ton ami.

Zopire.
Nous amis ! Nous, cruel ! Ah ! Quel nouveau prestige !
Connais-tu quelque dieu qui fasse un tel prodige ?

Mahomet.
J' en connais un puissant, et toujours écouté,
qui te parle avec moi.

Zopire.
Qui ?

Mahomet.
La nécessité,
ton intérêt.

Zopire.
Avant qu' un tel noeud nous rassemble,
les enfers et les cieux seront unis ensemble.
L' intérêt est ton dieu, le mien est l' équité ;
entre ces ennemis il n' est point de traité.
Quel serait le ciment, réponds-moi, si tu l' oses,
de l' horrible amitié qu' ici tu me proposes ?
Réponds ; est-ce ton fils que mon bras te ravit ?
Est-ce le sang des miens que ta main répandit ?

Mahomet.
Oui, ce sont tes fils même. Oui, connais un mystère
dont seul dans l' univers je suis dépositaire :
tu pleures tes enfants, ils respirent tous deux.

Zopire.
Ils vivraient ! Qu' as-tu dit ? ô ciel ! ô jour
heureux !
Ils vivraient ! C' est de toi qu' il faut que je
l' apprenne !

Mahomet.
élevés dans mon camp, tous deux sont dans ma chaîne.

Zopire.
Mes enfants dans tes fers ! Ils pourraient te servir !

Mahomet.
Mes bienfaisantes mains ont daigné les nourrir.

Zopire.
Quoi ! Tu n' as point sur eux étendu ta colère ?

Mahomet.
Je ne les punis point des fautes de leur père.

Zopire.
Achève, éclaircis-moi, parle, quel est leur sort ?

Mahomet.
Je tiens entre mes mains et leur vie et leur mort ;
tu n' as qu' à dire un mot, et je t' en fais l' arbitre.

Zopire.
Moi, je puis les sauver ! à quel prix ? à quel titre ?
Faut-il donner mon sang ? Faut-il porter leurs fers ?

Mahomet.
Non, mais il faut m' aider à tromper l' univers ;
il faut rendre la Mecque, abandonner ton temple,
de la crédulité donner à tous l' exemple,
annoncer l' alcoran aux peuples effrayés,
me servir en prophète, et tomber à mes pieds :
je te rendrai ton fils, et je serai ton gendre.

Zopire.
Mahomet, je suis père, et je porte un coeur tendre.
Après quinze ans d' ennuis, retrouver mes enfants,
les revoir, et mourir dans leurs embrassements,
c' est le premier des biens pour mon âme attendrie :
mais s' il faut à ton culte asservir ma patrie,
ou de ma propre main les immoler tous deux ;
connais-moi, Mahomet, mon choix n' est pas douteux.
Adieu.
Mahomet, seul.
Fier citoyen, vieillard inexorable,
je serai plus que toi cruel, impitoyable.


ACTE 2 SCENE 6

Mahomet, Omar.

Omar.
Mahomet, il faut l' être, ou nous sommes perdus :
les secrets des tyrans me sont déjà vendus.
Demain la trêve expire, et demain l' on t' arrête :
demain Zopire est maître, et fait tomber ta tête.
La moitié du sénat vient de te condamner ;
n' osant pas te combattre, on t' ose assassiner.
Ce meurtre d' un héros, ils le nomment supplice ;
et ce complot obscur, ils l' appellent justice.

Mahomet.
Ils sentiront la mienne ; ils verront ma fureur.
La persécution fit toujours ma grandeur :
Zopire périra.

Omar.
Cette tête funeste,
en tombant à tes pieds, fera fléchir le reste.
Mais ne perds point de temps.

Mahomet.
Mais, malgré mon courroux,
je dois cacher la main qui va lancer les coups,
et détourner de moi les soupçons du vulgaire.

Omar.
Il est trop méprisable.

Mahomet.
Il faut pourtant lui plaire ;
et j' ai besoin d' un bras qui, par ma voix conduit,
soit seul chargé du meurtre et m' en laisse le fruit.

Omar.
Pour un tel attentat je réponds de Séide.

Mahomet.
De lui ?

Omar.
C' est l' instrument d' un pareil homicide.
Otage de Zopire, il peut seul aujourd' hui
l' aborder en secret, et te venger de lui.
Tes autres favoris, zélés avec prudence,
pour s' exposer à tout ont trop d' expérience ;
ils sont tous dans cet âge où la maturité
fait tomber le bandeau de la crédulité ;
il faut un coeur plus simple, aveugle avec courage,
un esprit amoureux de son propre esclavage :
la jeunesse est le temps de ces illusions.
Séide est tout en proie aux superstitions ;
c' est un lion docile à la voix qui le guide.

Mahomet.
Le frère de Palmire ?

Omar.
Oui, lui-même, oui, Séide,
de ton fier ennemi le fils audacieux,
de son maître offensé rival incestueux.

Mahomet.
Je déteste Séide, et son nom seul m' offense ;
la cendre de mon fils me crie encor vengeance :
mais tu connais l' objet de mon fatal amour ;
tu connais dans quel sang elle a puisé le jour.
Tu vois que dans ces lieux environnés d' abîmes
je viens chercher un trône, un autel, des victimes ;
qu' il faut d' un peuple fier enchanter les esprits,
qu' il faut perdre Zopire, et perdre encor son fils.
Allons, consultons bien mon intérêt, ma haine,
l' amour, l' indigne amour, qui malgré moi m' entraîne,
et la religion, à qui tout est soumis,
et la nécessité, par qui tout est permis.


ACTE 3 SCENE 1

Séide, Palmire.

Palmire.
Demeure. Quel est donc ce secret sacrifice ?
Quel sang a demandé l' éternelle justice ?
Ne m' abandonne pas.
Séide.
Dieu daigne m' appeler :
mon bras doit le servir, mon coeur va lui parler.
Omar veut à l' instant, par un serment terrible,
m' attacher de plus près à ce maître invincible :
je vais jurer à Dieu de mourir pour sa loi,
et mes seconds serments ne seront que pour toi.

Palmire.
D' où vient qu' à ce serment je ne suis point présente ?
Si je t' accompagnais, j' aurais moins d' épouvante.
Omar, ce même Omar, loin de me consoler,
parle de trahison, de sang prêt à couler,
des fureurs du sénat, des complots de Zopire.
Les feux sont allumés, bientôt la trêve expire :
le fer cruel est prêt ; on s' arme, on va frapper :
le prophète l' a dit, il ne peut nous tromper.
Je crains tout de Zopire, et je crains pour Séide.

Séide.
Croirai-je que Zopire ait un coeur si perfide !
Ce matin, comme otage à ses yeux présenté,
j' admirais sa noblesse et son humanité ;
je sentais qu' en secret une force inconnue
enlevait jusqu' à lui mon âme prévenue :
soit respect pour son nom, soit qu' un dehors heureux
me cachât de son coeur les replis dangereux ;
soit que, dans ces moments où je t' ai rencontrée,
mon âme tout entière à son bonheur livrée,
oubliant ses douleurs, et chassant tout effroi,
ne connût, n' entendît, ne vît plus rien que toi ;
je me trouvais heureux d' être auprès de Zopire.
Je le hais d' autant plus qu' il m' avait su séduire :
mais malgré le courroux dont je dois m' animer,
qu' il est dur de haïr ceux qu' on voulait aimer !

Palmire.
Ah ! Que le ciel en tout a joint nos destinées !
Qu' il a pris soin d' unir nos âmes enchaînées !
Hélas, sans mon amour, sans ce tendre lien,
sans cet instinct charmant qui joint mon coeur au
tien,
sans la religion que Mahomet m' inspire,
j' aurais eu des remords en accusant Zopire.

Séide.
Laissons ces vains remords, et nous abandonnons
à la voix de ce dieu qu' à l' envi nous servons.
Je sors. Il faut prêter ce serment redoutable ;
le dieu qui m' entendra nous sera favorable ;
et le pontife-roi, qui veille sur nos jours,
bénira de ses mains de si chastes amours.
Adieu. Pour être à toi, je vais tout entreprendre.


ACTE 3 SCENE 2

Palmire.
D' un noir pressentiment je ne puis me défendre.
Cet amour dont l' idée avait fait mon bonheur,
ce jour tant souhaité n' est qu' un jour de terreur.
Quel est donc ce serment qu' on attend de Séide ?
Tout m' est suspect ici ; Zopire m' intimide.
J' invoque Mahomet, et cependant mon coeur
éprouve à son nom même une secrète horreur.
Dans les profonds respects que ce héros m' inspire,
je sens que je le crains presque autant que Zopire.
Délivre-moi, grand dieu ! De ce trouble où je suis ?
Craintive je te sers, aveugle je te suis :
hélas ! Daigne essuyer les pleurs où je me noie !



ACTE 3 SCENE 3

Mahomet, Palmire.

Palmire.
C' est vous qu' à mon secours un dieu propice envoie,
seigneur, Séide...
Mahomet.
Eh bien ! D' où vous vient cet effroi ?
Et que craint-on pour lui, quand on est près de moi ?

Palmire.
ô ciel ! Vous redoublez la douleur qui m' agite.
Quel prodige inouï ! Votre âme est interdite ;
Mahomet est troublé pour la première fois.

Mahomet.
Je devrais l' être au moins du trouble où je vous vois.
Est-ce ainsi qu' à mes yeux votre simple innocence
ose avouer un feu qui peut-être m' offense ?
Votre coeur a-t-il pu, sans être épouvanté,
avoir un sentiment que je n' ai pas dicté ?
Ce coeur que j' ai formé n' est-il plus qu' un rebelle,
ingrat à mes bienfaits, à mes lois infidèle ?

Palmire.
Que dites-vous ? Surprise et tremblante à vos pieds,
je baisse en frémissant mes regards effrayés.
Eh quoi ! N' avez-vous pas daigné, dans ce lieu même,
vous rendre à nos souhaits, et consentir qu' il
m' aime ?
Ces noeuds, ces chastes noeuds, que dieu formait en
nous,
sont un lien de plus qui nous attache à vous.

Mahomet.
Redoutez des liens formés par l' imprudence.
Le crime quelquefois suit de près l' innocence.
Le coeur peut se tromper ; l' amour et ses douceurs
pourront coûter, Palmire, et du sang et des pleurs.

Palmire.
N' en doutez pas, mon sang coulerait pour Séide.

Mahomet.
Vous l' aimez à ce point ?

Palmire.
Depuis le jour qu' Hercide
nous soumit l' un et l' autre à votre joug sacré,
cet instinct tout-puissant, de nous-même ignoré,
devançant la raison, croissant avec notre âge,
du ciel, qui conduit tout, fut le secret ouvrage.
Nos penchants, dites-vous, ne viennent que de lui.
Dieu ne saurait changer : pourrait-il aujourd' hui
réprouver un amour que lui-même il fit naître ?
Ce qui fut innocent peut-il cesser de l' être ?
Pourrais-je être coupable ?

Mahomet.
Oui. Vous devez trembler :
attendez les secrets que je dois révéler ;
attendez que ma voix veuille enfin vous apprendre
ce qu' on peut approuver, ce qu' on doit se défendre.
Ne croyez que moi seul.

Palmire.
Et qui croire que vous ?
Esclave de vos lois, soumise, à vos genoux,
mon coeur d' un saint respect ne perd point l' habitude.

Mahomet.
Trop de respect souvent mène à l' ingratitude.

Palmire.
Non, si de vos bienfaits je perds le souvenir,
que Séide à vos yeux s' empresse à m' en punir !

Mahomet.
Séide !

Palmire.
Ah ! Quel courroux arme votre oeil sévère ?

Mahomet.
Allez, rassurez-vous, je n' ai point de colère.
C' est éprouver assez vos sentiments secrets ;
reposez-vous sur moi de vos vrais intérêts :
je suis digne du moins de votre confiance.
Vos destins dépendront de votre obéissance.
Si j' eus soin de vos jours, si vous m' appartenez,
méritez des bienfaits qui vous sont destinés.
Quoi que la voix du ciel ordonne de Séide,
affermissez ses pas où son devoir le guide :
qu' il garde ses serments ; qu' il soit digne de vous.

Palmire.
N' en doutez point, mon père, il les remplira tous :
je réponds de son coeur, ainsi que de moi-même.
Séide vous adore encor plus qu' il ne m' aime ;
il voit en vous son roi, son père, son appui :
j' en atteste à vos pieds l' amour que j' ai pour lui.
Je cours à vous servir encourager son âme.


ACTE 3 SCENE 4

Mahomet.
Quoi ! Je suis malgré moi confident de sa flamme !
Quoi ! Sa naïveté, confondant ma fureur,
enfonce innocemment le poignard dans mon coeur !
Père, enfants, destinés au malheur de ma vie,
race toujours funeste et toujours ennemie,
vous allez éprouver, dans cet horrible jour,
ce que peut à la fois ma haine et mon amour.


ACTE 3 SCENE 5

Mahomet, Omar.

Omar.
Enfin voici le temps et de ravir Palmire,
et d' envahir la Mecque, et de punir Zopire :
sa mort seule à tes pieds mettra nos citoyens ;
tout est désespéré si tu ne le préviens.
Le seul Séide ici te peut servir, sans doute ;
il voit souvent Zopire, il lui parle, il l' écoute.
Tu vois cette retraite, et cet obscur détour
qui peut de ton palais conduire à son séjour ;
là, cette nuit, Zopire à ses dieux fantastiques
offre un encens frivole et des voeux chimériques.
Là, Séide, enivré du zèle de ta loi,
va l' immoler au dieu qui lui parle par toi.

Mahomet.
Qu' il l' immole, il le faut : il est né pour le crime :
qu' il en soit l' instrument, qu' il en soit la victime.
Ma vengeance, mes feux, ma loi, ma sûreté,
l' irrévocable arrêt de la fatalité,
tout le veut ; mais crois-tu que son jeune courage,
nourri du fanatisme, en ait toute la rage ?
Omar.
Lui seul était formé pour remplir ton dessein.
Palmire à te servir excite encor sa main.
L' amour, le fanatisme, aveuglent sa jeunesse ;
il sera furieux par excès de faiblesse.

Mahomet.
Par les noeuds des serments as-tu lié son coeur ?

Omar.
Du plus saint appareil la ténébreuse horreur,
les autels, les serments, tout enchaîne Séide.
J' ai mis un fer sacré dans sa main parricide,
et la religion le remplit de fureur.
Il vient.


ACTE 3 SCENE 6

Mahomet, Omar, Séide.

Mahomet.
Enfant d' un dieu qui parle à votre coeur,
écoutez par ma voix sa volonté suprême :
il faut venger son culte, il faut venger dieu même.

Séide.
Roi, pontife, et prophète, à qui je suis voué,
maître des nations, par le ciel avoué,
vous avez sur mon être une entière puissance ;
éclairez seulement ma docile ignorance.
Un mortel venger dieu !

Mahomet.
C' est par vos faibles mains
qu' il veut épouvanter les profanes humains.

Séide.
Ah ! Sans doute ce dieu, dont vous êtes l' image,
va d' un combat illustre honorer mon courage.

Mahomet.
Faites ce qu' il ordonne, il n' est point d' autre
honneur.
De ses décrets divins aveugle exécuteur,
adorez et frappez ; vos mains seront armées
par l' ange de la mort, et le dieu des armées.
Séide.
Parlez : quels ennemis vous faut-il immoler ?
Quel tyran faut-il perdre ? Et quel sang doit couler ?

Mahomet.
Le sang du meurtrier que Mahomet abhorre,
qui nous persécuta, qui nous poursuit encore,
qui combattit mon dieu, qui massacra mon fils ;
le sang du plus cruel de tous nos ennemis,
de Zopire.

Séide.
De lui ! Quoi ! Mon bras...

Mahomet.
Téméraire,
on devient sacrilége alors qu' on délibère.
Loin de moi les mortels assez audacieux
pour juger par eux-mêmes, et pour voir par leurs yeux !
Quiconque ose penser n' est pas né pour me croire.
Obéir en silence est votre seule gloire.
Savez-vous qui je suis ? Savez-vous en quels lieux
ma voix vous a chargé des volontés des cieux ?
Si malgré ses erreurs et son idolâtrie,
des peuples d' orient la Mecque est la patrie ;
si ce temple du monde est promis à ma loi ;
si dieu m' en a créé le pontife et le roi ;
si la Mecque est sacrée, en savez-vous la cause ?
Ibrahim y naquit, et sa cendre y repose :
Ibrahim, dont le bras, docile à l' éternel,
traîna son fils unique aux marches de l' autel,
étouffant pour son dieu les cris de la nature.
Et quand ce dieu par vous veut venger son injure,
quand je demande un sang à lui seul adressé,
quand dieu vous a choisi, vous avez balancé !
Allez, vil idolâtre, et né pour toujours l' être,
indigne musulman, cherchez un autre maître.
Le prix était tout prêt ; Palmire était à vous :
mais vous bravez Palmire et le ciel en courroux.
Lâche et faible instrument des vengeances suprêmes,
les traits que vous portez vont tomber sur
vous-mêmes ;
fuyez, servez, rampez, sous mes fiers ennemis.

Séide.
Je crois entendre dieu ; tu parles : j' obéis.

Mahomet.
Obéissez, frappez : teint du sang d' un impie,
méritez par sa mort une éternelle vie.
(à Omar.)
ne l' abandonne pas ; et, non loin de ces lieux,
sur tous ses mouvements ouvre toujours les yeux.


ACTE 3 SCENE 7

Séide.
Immoler un vieillard de qui je suis l' otage,
sans armes, sans défense, appesanti par l' âge !
N' importe ; une victime amenée à l' autel
y tombe sans défense, et son sang plait au ciel.
Enfin dieu m' a choisi pour ce grand sacrifice :
j' en ai fait le serment ; il faut qu' il s' accomplisse.
Venez à mon secours, ô vous, de qui le bras
aux tyrans de la terre a donné le trépas !
Ajoutez vos fureurs à mon zèle intrépide ;
affermissez ma main saintement homicide.
Ange de Mahomet, ange exterminateur,
mets ta férocité dans le fond de mon coeur !
Ah ! Que vois-je ?


ACTE 3 SCENE 8

Zopire, Séide.

Zopire.
à mes yeux tu te troubles, Séide !
Vois d' un oeil plus content le dessein qui me guide :
otage infortuné, que le sort m' a remis,
je te vois à regret parmi mes ennemis.
La trêve a suspendu le moment du carnage ;
ce torrent retenu peut s' ouvrir un passage :
je ne t' en dis pas plus : mais mon coeur, malgré moi,
a frémi des dangers assemblés près de toi.
Cher Séide, en un mot, dans cette horreur publique,
souffre que ma maison soit ton asile unique.
Je réponds de tes jours ; ils me sont précieux ;
ne me refuse pas.

Séide.
ô mon devoir ! ô cieux.
Ah, Zopire ! Est-ce vous qui n' avez d' autre envie
que de me protéger, de veiller sur ma vie ?
Prêt à verser son sang, qu' ai-je ouï ? Qu' ai-je vu ?
Pardonne, Mahomet, tout mon coeur s' est ému.

Zopire.
De ma pitié pour toi tu t' étonnes peut-être ;
mais enfin je suis homme, et c' est assez de l' être
pour aimer à donner des soins compatissants
à des coeurs malheureux que l' on croit innocents.
Exterminez, grands dieux, de la terre où nous sommes,
quiconque avec plaisir répand le sang des hommes !

Séide.
Que ce langage est cher à mon coeur combattu !
L' ennemi de mon dieu connaît donc la vertu !

Zopire.
Tu la connais bien peu, puisque tu t' en étonnes.
Mon fils, à quelle erreur, hélas ! Tu t' abandonnes !
Ton esprit, fasciné par les lois d' un tyran,
pense que tout est crime hors d' être musulman.
Cruellement docile aux leçons de ton maître,
tu m' avais en horreur avant de me connaître ;
avec un joug de fer, un affreux préjugé
tient ton coeur innocent dans le piége engagé.
Je pardonne aux erreurs où Mahomet t' entraîne ;
mais peux-tu croire un dieu qui commande la haine ?

Séide.
Ah ! Je sens qu' à ce dieu je vais désobéir ;
non, seigneur, non ; mon coeur ne saurait vous haïr.

Zopire, à part.
Hélas ! Plus je lui parle, et plus il m' intéresse ?
Son âge, sa candeur, ont surpris ma tendresse.
Se peut-il qu' un soldat de ce monstre imposteur
ait trouvé malgré lui le chemin de mon coeur ?
(à Séide.)
quel es-tu ? De quel sang les dieux t' ont-ils fait
naître ?

Séide.
Je n' ai point de parents, seigneur, je n' ai qu' un
maître,
que jusqu' à ce moment j' avais toujours servi,
mais qu' en vous écoutant ma faiblesse a trahi.

Zopire.
Quoi ! Tu ne connais point de qui tu tiens la vie ?
Séide.
Son camp fut mon berceau ; son temple est ma patrie :
je n' en connais point d' autre ; et, parmi ces enfants
qu' en tribut à mon maître on offre tous les ans,
nul n' a plus que Séide éprouvé sa clémence.

Zopire.
Je ne puis le blâmer de sa reconnaissance.
Oui, les bienfaits, Séide, ont des droits sur un
coeur.
Ciel ! Pourquoi Mahomet fut-il son bienfaiteur !
Il t' a servi de père, aussi bien qu' à Palmire :
d' où vient que tu frémis, et que ton coeur soupire ?
Tu détournes de moi ton regard égaré ;
de quelque grand remords tu sembles déchiré.

Séide.
Eh ! Qui n' en aurait pas dans ce jour effroyable !

Zopire.
Si tes remords sont vrais, ton coeur n' est plus
coupable.
Viens, le sang va couler ; je veux sauver le tien.

Séide.
Juste ciel ! Et c' est moi qui répandrais le sien !
ô serments ! ô Palmire ! ô vous, dieu des vengeances !

Zopire.
Remets-toi dans mes mains ; tremble, si tu balances ;
pour la dernière fois, viens, ton sort en dépend.


ACTE 3 SCENE 9

Zopire, Séide, Omar, suite.

Omar, entrant avec précipitation.
Traître, que faites-vous ? Mahomet vous attend.

Séide.
Où suis-je ! ô ciel ! Où suis-je ! Et que dois-je
résoudre ?
D' un et d' autre côté je vois tomber la foudre.
Où courir ? Où porter un trouble si cruel ?
Où fuir ?

Omar.
Aux pieds du roi qu' a choisi l' éternel.

Séide.
Oui, j' y cours abjurer un serment que j' abhorre.


ACTE 3 SCENE 10

Zopire.
Ah, Séide ! Où vas-tu ? Mais il me fuit encore ;
il sort désespéré, frappé d' un sombre effroi,
et mon coeur qui le suit s' échappe loin de moi.
Ses remords, ma pitié, son aspect, son absence,
à mes sens déchirés font trop de violence.
Suivons ses pas.


ACTE 3 SCENE 11

Zopire, Phanor.

Phanor.
Lisez ce billet important
qu' un arabe en secret m' a donné dans l' instant.

Zopire.
Hercide ! Qu' ai-je lu ? Grands dieux ! Votre
clémence
répare-t-elle enfin soixante ans de souffrance ?
Hercide veut me voir ! Lui, dont le bras cruel
arracha mes enfants à ce sein paternel !
Ils vivent ! Mahomet les tient sous sa puissance,
et Séide et Palmire ignorent leur naissance !
Mes enfants ! Tendre espoir, que je n' ose écouter !
Je suis trop malheureux, je crains de me flatter.
Pressentiment confus, faut-il que je vous croie ?
ô mon sang ! Où porter mes larmes et ma joie ?
Mon coeur ne peut suffire à tant de mouvements ;
je cours, et je suis prêt d' embrasser mes enfants.
Je m' arrête, j' hésite, et ma douleur craintive
prête à la voix du sang une oreille attentive.
Allons. Voyons Hercide au milieu de la nuit ;
qu' il soit sous cette voûte en secret introduit,
au pied de cet autel, où les pleurs de ton maître
ont fatigué les dieux, qui s' apaisent peut-être.
Dieux, rendez-moi mes fils ! Dieux, rendez aux vertus
deux coeurs nés généreux, qu' un traître a corrompus !
S' ils ne sont point à moi, si telle est ma misère,
je les veux adopter, je veux être leur père.



ACTE 4 SCENE 1

Mahomet, Omar.

Omar.
Oui, de ce grand secret la trame est découverte ;
ta gloire est en danger, ta tombe est entr' ouverte.
Séide obéira : mais avant que son coeur,
raffermi par ta voix, eût repris sa fureur,
Séide a révélé cet horrible mystère.

Mahomet.
ô ciel !

Omar.
Hercide l' aime : il lui tient lieu de père.

Mahomet.
Eh bien ! Que pense Hercide ?

Omar.
Il paraît effrayé ;
il semble pour Zopire avoir quelque pitié.

Mahomet.
Hercide est faible ; ami, le faible est bientôt
traître.
Qu' il tremble ! Il est chargé du secret de son maître.
Je sais comme on écarte un témoin dangereux.
Suis-je en tout obéi ?

Omar.
J' ai fait ce que tu veux.

Mahomet.
Préparons donc le reste. Il faut que dans une heure
on nous traîne au supplice, ou que Zopire meure.
S' il meurt, c' en est assez ; tout ce peuple éperdu
adorera mon dieu, qui m' aura défendu.
Voilà le premier pas ; mais sitôt que Séide
aura rougi ses mains de ce grand homicide,
réponds-tu qu' au trépas Séide soit livré ?
Réponds-tu du poison qui lui fut préparé ?

Omar.
N' en doute point.

Mahomet.
Il faut que nos mystères sombres
soient cachés dans la mort, et couverts de ses
ombres.
Mais tout prêt à frapper, prêt à percer le flanc
dont Palmire a tiré la source de son sang,
prends soin de redoubler son heureuse ignorance :
épaississons la nuit qui voile sa naissance,
pour son propre intérêt, pour moi, pour mon bonheur.
Mon triomphe en tout temps est fondé sur l' erreur.
Elle naquit en vain de ce sang que j' abhorre :
on n' a point de parents alors qu' on les ignore.
Les cris du sang, sa force, et ses impressions,
des coeurs toujours trompés sont les illusions.
La nature à mes yeux n' est rien que l' habitude ;
celle de m' obéir fit son unique étude :
je lui tiens lieu de tout. Qu' elle passe en mes bras,
sur la cendre des siens, qu' elle ne connaît pas.
Son coeur même en secret, ambitieux peut-être,
sentira quelque orgueil à captiver son maître.
Mais déjà l' heure approche où Séide en ces lieux
doit m' immoler son père à l' aspect de ses dieux.
Retirons-nous.

Omar.
Tu vois sa démarche égarée ;
de l' ardeur d' obéir son âme est dévorée.


ACTE 4 SCENE 2

Mahomet, Omar, sur le devant, mais retirés de
côté ;
Séide, dans le fond.

Séide.
Il le faut donc remplir ce terrible devoir !

Mahomet.
Viens, et par d' autres coups assurons mon pouvoir.
(il sort avec Omar.)

Séide, seul.
à tout ce qu' ils m' ont dit je n' ai rien à répondre.
Un mot de Mahomet suffit pour me confondre.
Mais quand il m' accablait de cette sainte horreur,
la persuasion n' a point rempli mon coeur.
Si le ciel a parlé, j' obéirai sans doute ;
mais quelle obéissance ! ô ciel ! Et qu' il en coûte !


ACTE 4 SCENE 3

Séide, Palmire.

Séide.
Palmire, que veux-tu ? Quel funeste transport !
Qui t' amène en ces lieux consacrés à la mort ?

Palmire.
Séide, la frayeur et l' amour sont mes guides ;
mes pleurs baignent tes mains saintement homicides.
Quel sacrifice horrible, hélas ! Faut-il offrir ?
à Mahomet, à Dieu, tu vas donc obéir ?

Séide.
ô de mes sentiments souveraine adorée !
Parlez, déterminez ma fureur égarée ;
éclairez mon esprit, et conduisez mon bras ;
tenez-moi lieu d' un dieu que je ne comprends pas.
Pourquoi m' a-t-il choisi ? Ce terrible prophète
d' un ordre irrévocable est-il donc l' interprète !

Palmire.
Tremblons d' examiner. Mahomet voit nos coeurs,
il entend nos soupirs, il observe mes pleurs.
Chacun redoute en lui la divinité même,
c' est tout ce que je sais ; le doute est un blasphème :
et le dieu qu' il annonce avec tant de hauteur,
Séide, est le vrai dieu, puisqu' il le rend vainqueur.

Séide.
Il l' est, puisque Palmire et le croit et l' adore.
Mais mon esprit confus ne conçoit point encore
comment ce dieu si bon, ce père des humains,
pour un meurtre effroyable a réservé mes mains.
Je ne le sais que trop que mon doute est un crime,
qu' un prêtre sans remords égorge sa victime,
que par la voix du ciel Zopire est condamné,
qu' à soutenir ma loi j' étais prédestiné.
Mahomet s' expliquait, il a fallu me taire ;
et, tout fier de servir la céleste colère,
sur l' ennemi de dieu je portais le trépas :
un autre dieu, peut-être, a retenu mon bras.
Du moins, lorsque j' ai vu ce malheureux Zopire,
de ma religion j' ai senti moins l' empire.
Vainement mon devoir au meurtre m' appelait ;
à mon coeur éperdu l' humanité parlait.
Mais avec quel courroux, avec quelle tendresse,
Mahomet de mes sens accuse la faiblesse !
Avec quelle grandeur, et quelle autorité,
sa voix vient d' endurcir ma sensibilité !
Que la religion est terrible et puissante !
J' ai senti la fureur en mon coeur renaissante ;
Palmire, je suis faible, et du meurtre effrayé ;
de ces saintes fureurs je passe à la pitié ;
de sentiments confus une foule m' assiége :
je crains d' être barbare, ou d' être sacrilége.
Je ne me sens point fait pour être un assassin.
Mais quoi ! Dieu me l' ordonne, et j' ai promis ma main ;
j' en verse encor des pleurs de douleur et de rage.
Vous me voyez, Palmire, en proie à cet orage,
nageant dans le reflux des contrariétés,
qui pousse et qui retient mes faibles volontés :
c' est à vous de fixer mes fureurs incertaines :
nos coeurs sont réunis par les plus fortes chaînes ;
mais, sans ce sacrifice à mes mains imposé,
le noeud qui nous unit est à jamais brisé ;
ce n' est qu' à ce seul prix que j' obtiendrai Palmire.

Palmire.
Je suis le prix du sang du malheureux Zopire !

Séide.
Le ciel et Mahomet ainsi l' ont arrêté.

Palmire.
L' amour est-il donc fait pour tant de cruauté ?

Séide.
Ce n' est qu' au meurtrier que Mahomet te donne.

Palmire.
Quelle effroyable dot !
Mais si le ciel l' ordonne ?
Si je sers et l' amour et la religion ?

Palmire.
Hélas !

Séide.
Vous connaissez la malédiction
qui punit à jamais la désobéissance.

Palmire.
Si dieu même en tes mains a remis sa vengeance,
s' il exige le sang que ta bouche a promis...

Séide.
Eh bien ! Pour être à toi que faut-il ?

Palmire.
Je frémis.

Séide.
Je t' entends ; son arrêt est parti de ta bouche.

Palmire.
Qui ? Moi ?

Séide.
Tu l' as voulu.

Palmire.
Dieu ! Quel arrêt farouche !
Que t' ai-je dit ?

Séide.
Le ciel vient d' emprunter ta voix ;
c' est son dernier oracle, et j' accomplis ses lois.
Voici l' heure où Zopire à cet autel funeste
doit prier en secret des dieux que je déteste.
Palmire, éloigne-toi.

Palmire.
Je ne puis te quitter.
Ne vois point l' attentat qui va s' exécuter.
Ces moments sont affreux. Va, fuis ; cette retraite
est voisine des lieux qu' habite le prophète !
Va, dis-je.

Palmire.
Ce vieillard va donc être immolé !

Séide.
De ce grand sacrifice ainsi l' ordre est réglé !
Il le faut de ma main traîner sur la poussière,
de trois coups dans le sein lui ravir la lumière,
renverser dans son sang cet autel dispersé.

Palmire.
Lui, mourir par tes mains ! Tout mon sang s' est glacé.
Le voici, juste ciel ! ...
(le fond du théâtre s' ouvre. On voit un autel.)


ACTE 4 SCENE 4

Zopire ; Séide, Palmire, sur le devant.

Zopire, près de l' autel.
ô dieux de ma patrie !
Dieux prêts à succomber sous une secte impie,
c' est pour vous-même ici que ma débile voix
vous implore aujourd' hui pour la dernière fois.
La guerre va renaître, et ses mains meurtrières
de cette faible paix vont briser les barrières.
Dieux ! Si d' un scélérat vous respectez le sort...

Séide, à Palmire.
Tu l' entends qui blasphème ?

Zopire.
Accordez-moi la mort.
Mais rendez-moi mes fils à mon heure dernière ;
que j' expire en leurs bras ; qu' ils ferment ma
paupière.
Hélas ! Si j' en croyais mes secrets sentiments,
si vos mains en ces lieux ont conduit mes enfants...

Palmire, à Séide.
Que dit-il ? Ses enfants !

Zopire.
ô mes dieux que j' adore !
Je mourrais du plaisir de les revoir encore.
Arbitre des destins, daignez veiller sur eux ;
qu' ils pensent comme moi, mais qu' ils soient plus
heureux !

Séide.
Il court à ses faux dieux ! Frappons.
(il tire son poignard.)

Palmire.
Que vas-tu faire ?
Hélas !

Séide.
Servir le ciel, te mériter, te plaire.
Ce glaive à notre dieu vient d' être consacré ;
que l' ennemi de dieu soit par lui massacré !
Marchons. Ne vois-tu pas dans ces demeures sombres
ces traits de sang, ce spectre, et ces errantes
ombres ?

Palmire.
Que dis-tu ?

Séide.
Je vous suis, ministres du trépas :
vous me montrez l' autel ; vous conduisez mon bras.
Allons.

Palmire.
Non ; trop d' horreur entre nous deux s' assemble.
Demeure.

Séide.
Il n' est plus temps ; avançons : l' autel tremble.

Palmire.
Le ciel se manifeste, il n' en faut pas douter.

Séide.
Me pousse-t-il au meurtre, ou veut-il m' arrêter ?
Du prophète de dieu la voix se fait entendre ;
il me reproche un coeur trop flexible et trop tendre ;
Palmire !

Palmire.
Eh bien ?

Séide.
Au ciel adressez tous vos voeux.
Je vais frapper.
(il sort, et va derrière l' autel où est Zopire.)

Palmire.
Je meurs ! ô moment douloureux !
Quelle effroyable voix dans mon âme s' élève !
D' où vient que tout mon sang malgré moi se soulève ?
Si le ciel veut un meurtre, est-ce à moi d' en juger ?
Est-ce à moi de m' en plaindre, et de l' interroger ?
J' obéis. D' où vient donc que le remords m' accable ?
Ah ! Quel coeur sait jamais s' il est juste ou
coupable ?
Je me trompe, ou les coups sont portés cette fois ;
j' entends les cris plaintifs d' une mourante voix.
Séide... hélas ! ...
Séide revient d' un air égaré.
Où suis-je ? Et quelle voix m' appelle ?
Je ne vois point Palmire ; un dieu m' a privé d' elle.

Palmire.
Eh quoi ! Méconnais-tu celle qui vit pour toi ?

Séide.
Où sommes-nous ?

Palmire.
Eh bien ! Cette effroyable loi,
cette triste promesse est-elle enfin remplie ?

Séide.
Que me dis-tu ?

Palmire.
Zopire a-t-il perdu la vie ?

Séide.
Qui ? Zopire ?

Palmire.
Ah ! Grand dieu ! Dieu de sang altéré,
ne persécutez point son esprit égaré.
Fuyons d' ici.

Séide.
Je sens que mes genoux s' affaissent.
(il s' assied.)
ah ! Je revois le jour, et mes forces renaissent.
Quoi ! C' est vous ?

Palmire.
Qu' as-tu fait ?
Séide, se relevant.
Moi ! Je viens d' obéir...
d' un bras désespéré je viens de le saisir.
Par ses cheveux blanchis j' ai traîné ma victime.
ô ciel ! Tu l' as voulu ! Peux-tu vouloir un crime ?
Tremblant, saisi d' effroi, j' ai plongé dans son flanc
ce glaive consacré qui dut verser son sang.
J' ai voulu redoubler ; ce vieillard vénérable
a jeté dans mes bras un cri si lamentable !
La nature a tracé dans ses regards mourants
un si grand caractère, et des traits si touchants ! ...
de tendresse et d' effroi mon âme s' est remplie,
et, plus mourant que lui, je déteste ma vie.

Palmire.
Fuyons vers Mahomet qui doit nous protéger :
près de ce corps sanglant vous êtes en danger.
Suivez-moi.

Séide.
Je ne puis. Je me meurs. Ah ! Palmire ! ...

Palmire.
Quel trouble épouvantable à mes yeux le déchire !

Séide, en pleurant.
Ah ! Si tu l' avais vu, le poignard dans le sein,
s' attendrir à l' aspect de son lâche assassin !
Je fuyais. Croirais-tu que sa voix affaiblie
pour m' appeler encore a ranimé sa vie ?
Il retirait ce fer de ses flancs malheureux.
Hélas ! Il m' observait d' un regard douloureux.
" cher Séide, a-t-il dit, infortuné Séide ! "
cette voix, ces regards, ce poignard homicide,
ce vieillard attendri, tout sanglant à mes pieds,
poursuivent devant toi mes regards effrayés.
Qu' avons-nous fait ?

Palmire.
On vient, je tremble pour ta vie.
Fuis au nom de l' amour et du noeud qui nous lie.

Séide.
Va, laisse-moi. Pourquoi cet amour malheureux
m' a-t-il pu commander ce sacrifice affreux ?
Non, cruelle ! Sans toi, sans ton ordre suprême,
je n' aurais pu jamais obéir au ciel même.
De quel reproche horrible oses-tu m' accabler !
Hélas ! Plus que le tien mon coeur se sent troubler.
Cher amant, prends pitié de Palmire éperdue !

Séide.
Palmire ! Quel objet vient effrayer ma vue ?
(Zopire paraît, appuyé sur l' autel, après s' être
relevé derrière cet autel où il a reçu le coup.)
c' est cet infortuné luttant contre la mort,
qui vers nous tout sanglant se traîne avec effort.

Séide.
Eh quoi ! Tu vas à lui ?

Palmire.
De remords dévorée,
je cède à la pitié dont je suis déchirée.
Je n' y puis résister ; elle entraîne mes sens.

Zopire, avançant et soutenu par elle.
Hélas ! Servez de guide à mes pas languissants !
(il s' assied.)
Séide, ingrat ! C' est toi qui m' arraches la vie !
Tu pleures ! Ta pitié succède à ta furie !


ACTE 4 SCENE 5

Zopire, Séide, Palmire, Phanor.

Phanor.
Ciel ! Quels affreux objets se présentent à moi !

Zopire.
Si je voyais Hercide ! ... ah ! Phanor, est-ce toi ?
Voilà mon assassin.

Phanor.
ô crime ! Affreux mystère !
Assassin malheureux, connaissez votre père !

Séide.
Qui ?

Palmire.
Lui ?

Séide.
Mon père ?

Zopire.
ô ciel !

Phanor.
Hercide est expirant :
il me voit, il m' appelle, il s' écrie en mourant :
" s' il en est encor temps, préviens un parricide ;
cours arracher ce fer à la main de Séide.
Malheureux confident d' un horrible secret,
je suis puni, je meurs des mains de Mahomet :
cours, hâte-toi d' apprendre au malheureux Zopire
que Séide est son fils, et frère de Palmire. "

Séide.
Vous !

Palmire.
Mon frère ?

Zopire.
ô mes fils ! ô nature ! ô mes dieux !
Vous ne me trompiez pas quand vous parliez pour eux.
Vous m' éclairiez sans doute. Ah ! Malheureux Séide !
Qui t' a pu commander cet affreux homicide ?

Séide, se jetant à genoux.
L' amour de mon devoir et de ma nation,
et ma reconnaissance, et ma religion ;
tout ce que les humains ont de plus respectable
m' inspira des forfaits le plus abominable.
Rendez, rendez ce fer à ma barbare main.

Palmire, à genoux, arrêtant le bras de Séide.
Ah, mon père ! Ah, seigneur ! Plongez-le dans mon
sein.
J' ai seule à ce grand crime encouragé Séide ;
l' inceste était pour nous le prix du parricide.

Séide.
Le ciel n' a point pour nous d' assez grands châtiments.
Frappez vos assassins.

Zopire, en les embrassant.
J' embrasse mes enfants.
Le ciel voulut mêler, dans les maux qu' il m' envoie,
le comble des horreurs au comble de la joie.
Je bénis mon destin ; je meurs, mais vous vivez.
ô vous, qu' en expirant mon coeur a retrouvés,
Séide, et vous, Palmire, au nom de la nature,
par ce reste de sang qui sort de ma blessure,
par ce sang paternel, par vous, par mon trépas,
vengez-vous, vengez-moi ; mais ne vous perdez pas.
L' heure approche, mon fils, où la trêve rompue
laissait à mes desseins une libre étendue :
les dieux de tant de maux ont pris quelque pitié ;
le crime de tes mains n' est commis qu' à moitié.
Le peuple avec le jour en ces lieux va paraître ;
mon sang va les conduire ; ils vont punir un traître.
Attendons ces moments.

Séide.
Ah ! Je cours de ce pas
vous immoler ce monstre, et hâter mon trépas ;
me punir, vous venger.


ACTE 4 SCENE 6

Zopire, Séide, Palmire, Phanor, Omar,
suite.

Omar.
Qu' on arrête Séide !
Secourez tous Zopire ; enchaînez l' homicide.
Mahomet n' est venu que pour venger les lois.

Zopire.
Ciel ! Quel comble du crime ! Et qu' est-ce que je
vois ?

Séide.
Mahomet me punir ?

Palmire.
Eh quoi ! Tyran farouche,
après ce meurtre horrible ordonné par ta bouche !

Omar.
On n' a rien ordonné.

Séide.
Va, j' ai bien mérité
cet exécrable prix de ma crédulité.

Omar.
Soldats, obéissez.

Palmire.
Non ; arrêtez. Perfide !

Omar.
Madame, obéissez, si vous aimez Séide.
Mahomet vous protége, et son juste courroux,
prêt à tout foudroyer, peut s' arrêter par vous.
Auprès de votre roi, madame, il faut me suivre.

Palmire.
Grand dieu ! De tant d' horreurs que la mort me
délivre !
(on emmène Palmire et Séide.)

Zopire, à Phanor.
On les enlève ! ô ciel ! ô père malheureux !
Le coup qui m' assassine est cent fois moins affreux.

Phanor.
Déjà le jour renaît ; tout le peuple s' avance ;
on s' arme, on vient à vous, on prend votre défense.

Zopire.
Quoi ! Séide est mon fils !

Phanor.
N' en doutez point.

Zopire.
Hélas !
ô forfaits ! ô nature ! ... allons, soutiens mes pas,
je meurs. Sauvez, grands dieux ! De tant de barbarie
mes deux enfants que j' aime, et qui m' ôtent la vie.


ACTE 5 SCENE 1

Mahomet, Omar ; suite, dans le fond.

Omar.
Zopire est expirant, et ce peuple éperdu
levait déjà son front dans la poudre abattu.
Tes prophètes et moi, que ton esprit inspire,
nous désavouons tous le meurtre de Zopire.
Ici, nous l' annonçons à ce peuple en fureur
comme un coup du très-haut qui s' arme en ta faveur ;
là, nous en gémissons ; nous promettons vengeance :
nous vantons ta justice, ainsi que ta clémence.
Partout on nous écoute, on fléchit à ton nom ;
et ce reste importun de la sédition
n' est qu' un bruit passager de flots après l' orage,
dont le courroux mourant frappe encor le rivage
quand la sérénité règne aux plaines du ciel.

Mahomet.
Imposons à ces flots un silence éternel.
As-tu fait des remparts approcher mon armée ?

Omar.
Elle a marché la nuit vers la ville alarmée ;
Osman la conduisait par de secrets chemins.

Mahomet.
Faut-il toujours combattre, ou tromper les humains !
Séide ne sait point qu' aveugle en sa furie
il vient d' ouvrir le flanc dont il reçut la vie ?

Omar.
Qui pourrait l' en instruire ? Un éternel oubli
tient avec ce secret Hercide enseveli :
Séide va le suivre, et son trépas commence.
J' ai détruit l' instrument qu' employa ta vengeance.
Tu sais que dans son sang ses mains ont fait couler
le poison qu' en sa coupe on avait su mêler.
Le châtiment sur lui tombait avant le crime ;
et tandis qu' à l' autel il traînait sa victime,
tandis qu' au sein d' un père il enfonçait son bras,
dans ses veines, lui-même, il portait son trépas.
Il est dans la prison, et bientôt il expire.
Cependant en ces lieux j' ai fait garder Palmire.
Palmire à tes desseins va même encor servir :
croyant sauver Séide, elle va t' obéir.
Je lui fais espérer la grâce de Séide.
Le silence est encor sur sa bouche timide ;
son coeur toujours docile, et fait pour t' adorer,
en secret seulement n' osera murmurer.
Législateur, prophète, et roi dans ta patrie,
Palmire achèvera le bonheur de ta vie.
Tremblante, inanimée, on l' amène à tes yeux.

Mahomet.
Va rassembler mes chefs, et revole en ces lieux.


ACTE 5 SCENE 2

Mahomet, Palmire ; suite de Palmire
et de Mahomet.

Palmire.
Ciel ! Où suis-je ? Ah, grand dieu !

Mahomet.
Soyez moins consternée ;
j' ai du peuple et de vous pesé la destinée,
le grand événement qui vous remplit d' effroi,
Palmire, est un mystère entre le ciel et moi.
De vos indignes fers à jamais dégagée,
vous êtes en ces lieux libre, heureuse, et vengée.
Ne pleurez point Séide, et laissez à mes mains
le soin de balancer le destin des humains.
Ne songez plus qu' au vôtre ; et si vous m' êtes chère,
si Mahomet sur vous jeta des yeux de père,
sachez qu' un sort plus noble, un titre encor plus grand,
si vous le méritez, peut-être vous attend.
Portez vos yeux hardis au faîte de la gloire ;
de Séide et du reste étouffez la mémoire :
vos premiers sentiments doivent tous s' effacer
à l' aspect des grandeurs où vous n' osiez penser.
Il faut que votre coeur à mes bontés réponde,
et suive en tout mes lois, lorsque j' en donne au monde.

Palmire.
Qu' entends-je ? Quelles lois, ô ciel ! Et quels
bienfaits !
Imposteur teint de sang, que j' abjure à jamais,
bourreau de tous les miens, va, ce dernier outrage
manquait à ma misère, et manquait à ta rage.
Le voilà donc, grand dieu ! Ce prophète sacré,
ce roi que je servis, ce dieu que j' adorai !
Monstre, dont les fureurs et les complots perfides
de deux coeurs innocents ont fait deux parricides ;
de ma faible jeunesse infâme séducteur,
tout souillé de mon sang, tu prétends à mon coeur ?
Mais tu n' as pas encore assuré ta conquête ;
le voile est déchiré, la vengeance s' apprête.
Entends-tu ces clameurs ? Entends-tu ces éclats ?
Mon père te poursuit des ombres du trépas.
Le peuple se soulève ; on s' arme en ma défense ;
leurs bras vont à ta rage arracher l' innocence.
Puissé-je de mes mains te déchirer le flanc,
voir mourir tous les tiens, et nager dans leur sang !
Puissent la Mecque ensemble, et Médine, et l' Asie,
punir tant de fureur et tant d' hypocrisie ?
Que le monde, par toi séduit et ravagé,
rougisse de ses fers, les brise, et soit vengé !
Que ta religion, qui fonda l' imposture,
soit l' éternel mépris de la race future !
Que l' enfer, dont tes cris menaçaient tant de fois
quiconque osait douter de tes indignes lois ;
que l' enfer, que ces lieux de douleur et de rage,
pour toi seul préparés, soient ton juste partage !
Voilà les sentiments qu' on doit à tes bienfaits,
l' hommage, les serments, et les voeux que je fais !

Mahomet.
Je vois qu' on m' a trahi ; mais quoi qu' il en puisse
être,
et qui que vous soyez, fléchissez sous un maître.
Apprenez que mon coeur...


ACTE 5 SCENE 3

Mahomet, Palmire, Omar, Ali, suite.

Omar.
On sait tout, Mahomet :
Hercide en expirant révéla ton secret.
Le peuple en est instruit ; la prison est forcée ;
tout s' arme, tout s' émeut : une foule insensée,
élevant contre toi ses hurlements affreux,
porte le corps sanglant de son chef malheureux.
Séide est à leur tête ; et, d' une voix funeste,
les excite à venger ce déplorable reste.
Ce corps, souillé de sang, est l' horrible signal
qui fait courir ce peuple à ce combat fatal.
Il s' écrie en pleurant : " je suis un parricide ! "
la douleur le ranime, et la rage le guide.
Il semble respirer pour se venger de toi.
On déteste ton dieu, tes prophètes, ta loi.
Ceux même qui devaient dans la Mecque alarmée
faire ouvrir, cette nuit, la porte à ton armée,
de la fureur commune avec zèle enivrés,
viennent lever sur toi leurs bras désespérés.
On n' entend que les cris de mort et de vengeance.

Palmire.
Achève, juste ciel ! Et soutiens l' innocence.
Frappe.

Mahomet, à Omar.
Eh bien ! Que crains-tu ?

Omar.
Tu vois quelques amis,
qui contre les dangers comme moi raffermis,
mais vainement armés contre un pareil orage,
viennent tous à tes pieds mourir avec courage.

Mahomet.
Seul je les défendrai. Rangez-vous près de moi,
et connaissez enfin qui vous avez pour roi.



ACTE 5 SCENE 4


Mahomet, Omar, sa suite, d' un côté ; Séide
et le peuple, de l' autre ; Palmire, au milieu.

Séide, un poignard à la main, mais déjà affaibli par
le poison.
Peuple, vengez mon père, et courez à ce traître.

Mahomet.
Peuple, né pour me suivre, écoutez votre maître.

Séide.
N' écoutez point ce monstre, et suivez-moi... grands
dieux !
Quel nuage épaissi se répand sur mes yeux !
(il avance, il chancelle.)
frappons... ciel ! Je me meurs.

Mahomet.
Je triomphe.

Palmire, courant à lui.
Ah, mon frère !
N' auras-tu pu verser que le sang de ton père ?

Séide.
Avançons. Je ne puis... quel dieu vient m' accabler ?
(il tombe entre les bras des siens.)

Mahomet.
Ainsi tout téméraire à mes yeux doit trembler.
Incrédules esprits, qu' un zèle aveugle inspire,
qui m' osez blasphémer, et qui vengez Zopire,
ce seul bras que la terre apprit à redouter,
ce bras peut vous punir d' avoir osé douter.
Dieu qui m' a confié sa parole et sa foudre,
si je me veux venger, va vous réduire en poudre.
Malheureux ! Connaissez son prophète et sa loi,
et que ce dieu soit juge entre Séide et moi.
De nous deux, à l' instant, que le coupable expire !

Palmire.
Mon frère ! Eh quoi ! Sur eux ce monstre a tant
d' empire !
Ils demeurent glacés, ils tremblent à sa voix.
Mahomet, comme un dieu, leur dicte encor ses lois :
et toi, Séide, aussi !
Séide, entre les bras des siens.
Le ciel punit ton frère.
Mon crime était horrible autant qu' involontaire ;
en vain la vertu même habitait dans mon coeur.
Toi, tremble, scélérat ! Si dieu punit l' erreur,
vois quel foudre il prépare aux artisans des crimes :
tremble ; son bras s' essaie à frapper ses victimes.
Détournez d' elle, ô dieu ! Cette mort qui me suit !

Palmire.
Non, peuple, ce n' est point un dieu qui le poursuit ;
non ; le poison sans doute...

Mahomet, en l' interrompant, et s' adressant au peuple.
Apprenez, infidèles,
à former contre moi des trames criminelles :
aux vengeances des cieux reconnaissez mes droits.
La nature et la mort ont entendu ma voix.
La mort, qui m' obéit, qui, prenant ma défense,
sur ce front pâlissant a tracé ma vengeance ;
la mort est, à vos yeux, prête à fondre sur vous.
Ainsi mes ennemis sentiront mon courroux ;
ainsi je punirai les erreurs insensées,
les révoltes du coeur, et les moindres pensées.
Si ce jour luit pour vous, ingrats, si vous vivez,
rendez grâce au pontife à qui vous le devez.
Fuyez, courez au temple apaiser ma colère.
(le peuple se retire.)

Palmire, revenant à elle.
Arrêtez. Le barbare empoisonna mon frère.
Monstre, ainsi son trépas t' aura justifié !
à force de forfaits tu t' es déifié.
Malheureux assassin de ma famille entière,
ôte-moi de tes mains ce reste de lumière.
ô frère ! ô triste objet d' un amour plein d' horreurs !
Que je te suive au moins !
(elle se jette sur le poignard de son frère, et s' en
frappe.)

Mahomet.
Qu' on l' arrête !

Palmire.
Je meurs.
Je cesse de te voir, imposteur exécrable.
Je me flatte, en mourant, qu' un dieu plus équitable
réserve un avenir pour les coeurs innocents.
Tu dois régner ; le monde est fait pour les tyrans.

Mahomet.
Elle m' est enlevée... ah ! Trop chère victime !
Je me vois arracher le seul prix de mon crime.
De ses jours pleins d' appas détestable ennemi,
vainqueur et tout-puissant, c' est moi qui suis puni.
Il est donc des remords ! ô fureur ! ô justice !
Mes forfaits dans mon coeur ont donc mis mon supplice !
Dieu, que j' ai fait servir au malheur des humains,
adorable instrument de mes affreux desseins,
toi que j' ai blasphémé, mais que je crains encore,
je me sens condamné, quand l' univers m' adore.
Je brave en vain les traits dont je me sens frapper.
J' ai trompé les mortels, et ne puis me tromper.
Père, enfants malheureux, immolés à ma rage,
vengez la terre et vous, et le ciel que j' outrage.
Arrachez-moi ce jour, et ce perfide coeur,
ce coeur né pour haïr, qui brûle avec fureur.
(à Omar.)
et toi, de tant de honte étouffe la mémoire ;
cache au moins ma faiblesse, et sauve encor ma gloire :
je dois régir en dieu l' univers prévenu ;
mon empire est détruit si l' homme est reconnu.

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